Parmi les prodiges polymathes qui ont marqué l’histoire des sciences, on pense plus volontiers à Léonard de Vinci qu’à l’anglais Thomas Young (1773-1829). Ce dernier a pourtant participé au déchiffrement de la pierre de Rosette, inventé les fentes (d’Young) qui lui ont permis de mettre en évidence l’interférence des ondes lumineuses et découvert le phénomène qui nous intéresse ici : la présence dans la rétine de trois familles de cellules nerveuses, chacune sensible à une couleur différente (rouge, vert et bleu). Il a fallu attendre un siècle et demi pour qu’en 1956, le neurophysiologiste Gunnar Svaetichin observe expérimentalement ces trois types de cellules photoréceptrices, appelées cônes. On a depuis appris que si nous partagions avec les primates ce système dit trichromatique, la plupart des mammifères sont eux dichromates alors que poissons, oiseaux et autres reptiles ont une vision tétrachromatique. D’où nous vient cette particularité ? La réponse pourrait venir du tarsier, un curieux petit primate habitant les forêts d’Asie du Sud-Est, connu pour ses grands pieds mais aussi pour ses yeux énormes : le neurologue croate Stephen Polyak le considère comme l’animal ayant les plus gros yeux relativement à la taille de son corps, chaque œil étant aussi gros que son cerveau (la comparaison en images avec l’homme est impressionnante).

La famille des tarsiers a très tôt divergé des autres primates (pour en savoir plus sur l’arbre phylogénétique des primates, n’hésitez pas à consulter le site onezoom.org), d’où l’intérêt suscité par ces petits singes pour remonter aux origines des primates anthropoïdes. Particularité des tarsiers modernes par rapport à leurs cousins primates simiiformes : ils sont tous dichromates, phénomène que les zoologues associent, comme la taille démesurée de leurs yeux, à la vie nocturne. Mais en comparant chez plusieurs espèces la séquence du gène codant l’opsine, la protéine qui réagit à la lumière au niveau du cône, des biologistes du Darmouth College (États-Unis) et de l’université de Tokyo (Japon) ont montré que leurs ancêtres auraient pu distinguer trois couleurs, remettant en cause l’évolution supposée du système visuel chez les primates selon laquelle la distinction de trois couleurs est associée à une vie diurne.

Peut-on distinguer trois couleurs et vivre dans le noir ?

L’arbre phylogénétique des tarsiers montre qu’un ancêtre commun pouvait présenter une vision trichromatique, alors qu’il possédait déjà des yeux imposants adaptés à une très faible luminosité.

Alors que certains, comme le tarsier des Philippines (Tarsius syrichta) ou le tarsier spectre (Tarsius tarsier), présent à Célèbes (Indonésie), sont plutôt sensibles au rouge (λ = 553 nm), d’autres, comme le tarsier de Horsfield (Tarsius bancanus), fréquent à Bornéo, détectent le vert (λ = 538 nm). Ces différences de photosensibilité dépendent de quelques nucléotides sur le gène codant l’opsine, aboutissant à une opsine L sensible au rouge et à une opsine M sensible au vert. En reconstituant l’histoire des mutations ayant abouti aux trois séquences actuelles, les chercheurs ont montré qu’une forme primitive du gène de l’opsine existait chez un ancêtre commun (on parle de groupe-couronne), une forme hybride notée opsine L/M qui pouvait aboutir dans certains cas à une vision trichromatique, sensible à la fois au rouge et au vert. Or au Miocène supérieur, époque supposée de la divergence génétique ayant abouti aux espèces actuelles de tarsiers dichromates, les fossiles présentaient déjà des orbites impressionnantes, ce trait apparaissant dès l’Éocène moyen, soit environ 30 millions d’années plus tôt.

C’est cette concomitance de caractères jugés jusqu’alors incompatibles qui a intrigué Amanda Melin et ses collègues. En effet, “ce tandem paradoxal entre une vision trichromatique et des yeux hypertrophiés est déroutante ; elle indique qu’une lumière faible plutôt qu’un mode de vie diurne a été un facteur important dans l’évolution des tarsiers“. En d’autres termes, les gros yeux du tarsier, que l’on pensait associés à une vie nocturne, pourraient également être adaptés à la tombée de la nuit, de même que la vision trichromatique, qui était jusqu’alors synonyme de mode de vie diurne.

Alors que la théorie actuelle était que les premiers primates anthropoïdes étaient trichromates et diurnes, et que le comportement nocturne des tarsiers constituait un “retour en arrière” spécifique à cette branche, ayant abouti à la perte de sensibilité pour une couleur, les chercheurs montrent dans cette étude que l’ancêtre originel des haplorrhiniens se situait plutôt à mi-chemin entre les deux comportements observés aujourd’hui. Les primates ayant donné tarsiers, singes et hominidés avait sans doute une vision trichromatique et mésopique, c’est-à-dire adaptée à la faible lumière de la tombée de la nuit. Alors que les autres primates choisissaient de plus en plus de se déplacer au grand jour, les tarsiers privilégiaient eux un mode de vie essentiellement nocturne. Pour les chercheurs, cette évolution des petits primates sud-asiatiques aurait pu être contrainte par une baisse des précipitations dans cette région : ne pouvant plus profiter de la pluie pour approcher de façon furtive les insectes dont il se nourrit, le tarsier a commencé à chasser de nuit, développant alors une sensibilité unique pour les ultrasons pour évoluer dans le noir. Que de prouesses pour un si petit gremlin !

Source : A.D. Melin et al., Inferred L/M cone opsin polymorphism of ancestral tarsiers sheds dim light on the origin of anthropoid primates, Proceedings of the Royal Society B, 27 mars 2013.

Crédit photo : Wikimedia Commons – Sakurai Midori (CC BY-SA 3.0).