“Rien ne sert perd, rien ne se crée, tout se transforme.” Cette maxime attribuée à Lavoisier s’applique à toute espèce chimique présente sur la surface de la Terre, y compris à l’une des molécules les plus abondantes : l’eau. C’est en suivant ce fil que des géochimistes de l’université Stanford (États-Unis) et du Muséum d’histoire naturelle de Copenhague (Danemark) ont cherché à retracer l’histoire de l’eau contenue dans les océans depuis leur formation il y a plus de 4 milliards d’années. Pour cela, ils se sont intéressés à la composition de roches particulières, trouvées à la pointe du Groenland, qui constituent la plus ancienne trace de la croûte terrestre. Les indices découverts dans ces pierres indiqueraient que les océans se sont contractés jusqu’à 26 % pour arriver à leur taille actuelle, alors que l’on parie aujourd’hui sur une montée du niveau de la mer en raison du réchauffement climatique…
Le volume actuel des océans est estimé (à partir de leurs dimensions géographiques) à 1,3 milliard de kilomètres cube, soit 1 300 milliards de milliards de litres, ou encore l’équivalent d’un cube dont la face contiendrait la France… Comment faire de telles estimations à l’époque éoarchéenne, en l’absence de données précises sur la forme du premier supercontinent à s’être formé en même temps que le premier océan, résultat de la condensation des vapeurs d’eau contenues dans l’atmosphère primitive ? En s’appuyant sur des traces “fossilisées” que les océans ont laissé dans les roches contemporaines de cette époque. Les géochimistes ont analysé des serpentines extraites de la région d’Isua, située au Sud-Ouest du Groenland, datant de 3,8 milliards d’années, et se sont plus particulièrement intéressés aux deux éléments constitutifs de la molécule d’eau : l’oxygène et l’hydrogène. Ces éléments sont présents dans les roches sous différentes formes appelées isotopes (elles varient par le nombre de neutrons, mais gardent les mêmes propriétés chimiques), et les chercheurs ont mesuré l’abondance relative de certaines formes rares de ces deux éléments. Les roches d’Isua indiquent ainsi que l’abondance relative de l’oxygène-18 (noté 18O) par rapport à l’isotope “de référence”, l’oxygène-16, est restée à peu près stable au cours des quatre derniers milliards d’années. En revanche, en ce qui concerne l’hydrogène, les roches témoignent d’un appauvrissement en deutérium par rapport au niveau actuel, caractérisé par un ratio δD négatif, voisin de -25 ‰ alors que l’eau de mer est aujourd’hui à 0 ‰.
Plusieurs scénarios pour une histoire d’eau
Comment interpréter ces variations isotopiques de l’hydrogène, et les relier in fine au volume global des océans ? En suivant le “cycle de vie biogéochimique” de l’hydrogène, présent à l’origine dans les océans (on en revient à Lavoisier) : a-t-il été piégé dans les minerais de la croûte continentale ? Transféré dans les glaces en surface ? Dans la biosphère ? S’est-il échappé de l’atmosphère terrestre vers l’espace, lors de la photolyse du méthane CH4 (obtenu à partir de l’eau et du dioxyde de carbone), selon un mécanisme proposé en 2001 par des chercheurs de la NASA ?
Les géochimistes ont construit différents scénarios, reposant sur deux paramètres principaux : la proportion des terres actuellement immergées qui étaient déjà formées il y a 3,8 milliards d’années, et l’importance du flux d’hydrogène vers l’espace, sachant que cette réaction est associée à un dégagement de dioxygène, dont les quantités dégagées dans l’atmosphère primitive (avant la Grande Oxydation intervenue il y a 2,4 milliards d’années) sont à peu près connues.
D’après les estimations d’Emily Pope et de ses collègues, “les eaux pauvres en deutérium ont été premièrement séquestrées dans la croûte continentale au cours de sa croissance progressive depuis l’Hadéen, et plus tard dans les réservoirs glaciaires et les eaux de surface“. Dans cette hypothèse, le flux d’hydrogène échappé de l’atmosphère a pu rester limité, et la synthèse de dioxygène qui lui est associée coïnciderait à la composition de l’atmosphère terrestre telle qu’elle est envisagée à la fin de l’Éoarchéen. Au final, cette double séquestration a enrichi l’eau de mer en deutérium, et fait diminuer le volume des océans entre 9 et 26 % pour atteindre son niveau et sa composition actuelle. La Terre aurait ainsi “englouti” près d’un quart de l’océan primitif en quelque quatre milliards d’années.
Source : EC. Pope et al., Isotope composition and volume of Earth’s early oceans, PNAS, 5 mars 2012.
Crédit photo : Heidi Karlsen.