Des chercheurs du Centre de biologie pour la gestion des populations de Montpellier et leurs collègues russe, anglais et belge se sont intéressés à une mauvaise habitude répandue dans le monde animal : le cannibalisme. Observé chez des invertébrés, des mammifères mais surtout des arthropodes, ce comportement alimentaire présente ses avantages – notamment lorsque la nourriture se fait rare – et ses inconvénients, comme le risque de transmission de maladies, sans évoquer les considérations morales, toutefois peu fréquentes chez les larves. Alors que la propension à dévorer ses congénères varie d’une espèce à l’autre mais aussi au sein d’une même espèce, les biologistes se sont penchés sur les habitudes alimentaires de plusieurs populations de coccinelle asiatique (Harmonia axyridis) pour déterminer les facteurs poussant certains de ces coléoptères à se tourner vers le cannibalisme.

Originaire comme son nom l’indique d’Asie, la coccinelle asiatique a été introduite récemment en Amérique du Nord et en Europe afin de lutter de façon écologique contre les pucerons. Depuis sa première observation en milieu naturel en Belgique en 2001, elle a rapidement envahi l’ensemble du plat pays et bien au-delà : un Observatoire permanent pour le suivi de la Coccinelle asiatique en France a ainsi été créé pour suivre l’invasion de notre territoire par le coléoptère. Et si, au-delà de la lutte écologique contres les nuisibles pucerons, le cannibalisme pratiqué par la coccinelle avait joué un rôle dans cette invasion fulgurante ? C’est la question à laquelle ont souhaité répondre Ashraf Tayeh et ses collègues dans cette étude, s’inspirant des travaux de Sara Via, de l’université du Maryland (États-Unis), qui montrait en 1998 que la pratique du cannibalisme par le tribolium rouge de la farine (Tribolium castaneum) favorisait son adaptation à un nouvel environnement. Cette hypothèse paraît d’autant plus séduisante pour la coccinelle asiatique que l’on sait déjà que le cannibalisme joue un rôle important dans la régulation démographique de cette espèce : il est notamment responsable de 60 % de la mortalité des œufs, dévorés par les adultes mais aussi par les larves, avides de toute nourriture proche de leur lieu d’éclosion.

Entre Minuscule et Les Invasions barbares

Les larves se repaissent également des œufs non encore éclos.

L’étude a comparé l’appétit pour les œufs de plusieurs populations de coccinelles asiatiques : des groupes natifs d’Asie (venues de Krasnoïarsk, en Russie, et de Fuchū, au Japon), des populations ayant envahi la Belgique et la France (prélevés de Bruxelles à Prade-le-Lez, dans l’Hérault), ainsi que deux « lots commerciaux » de coccinelles, élevées en laboratoire depuis 1981 (et probablement originaires de Chine). Pour chaque population, des larves ainsi que des adultes femelles ont été enfermés dans une boîte en présence d’œufs : « le taux de cannibalisme » était alors calculé en comptant le nombre d’œufs dévorés en 42 heures. Conclusion : les larves des populations invasives mangent 40 % plus d’œufs que les larves natives d’Asie, et deux fois plus que les coccinelles « commerciales », élevées en laboratoire ; toutefois, cette différence de comportement alimentaire ne se retrouve pas chez les adultes femelles.

Les populations de coccinelles ayant envahi l’Europe semblent avoir adopté un comportement alimentaire spécifique, davantage tourné vers le cannibalisme, tout du moins pour ce qui est des jeunes larves. Pourquoi ? Pour l’équipe de l’INRA de Montpellier, la réponse réside du côté des pucerons, qui forment une faune différente en Asie et en Europe : cette modification de l’environnement a entraîné un stress nutritif chez les coccinelles fraîchement débarquées en Europe, qui les a poussé à favoriser le cannibalisme pour pallier l’absence de leur nourriture habituelle et à dévorer encore plus d’œufs qu’à l’accoutumée. Pour expliquer le comportement plus uniforme des adultes appartenant aux populations natives et invasives, Ashraf Tayeh et ses collègues rappellent que « contrairement aux jeunes larves, qui restent souvent sur les feuilles où elles ont éclos, les adultes sont capables de voler sur de longues distances à la recherche de nourriture, et souffriraient donc moins du manque de ressources« .

À l’issue de cette première étude à établir un lien entre cannibalisme et invasion, les chercheurs souhaitent poursuivre leurs investigations pour savoir si ce cannibalisme renforcé des larves émigrées en Europe ne sera que temporaire, le temps de s’habituer aux pucerons de nos longitudes, ou alors si ce comportement, qui pourrait avoir une composante génétique comme il a été montré chez le tribolium rouge de la farine, sera sélectionné à l’avenir en Europe.

Source : A. Tayeh et al., Cannibalism in invasive, native and biocontrol populations of the harlequin ladybird, BMC Evolutionary Biology, 5 février 2014.

Crédit photo : MacRo_b – Flickr (CC BY-NC 2.0) ; Gilles San Martin – Flickr (CC BY-SA 2.0).