La musique est une vraie chance pour rapprocher la science et la société“. C’est fort de ce constat (et probablement en suivant aussi leur vive curiosité) qu’une équipe de physiciens du Max Planck Institute à Göttingen (Allemagne) et du Centre de recherche Paul Pascal à Bordeaux a mis au point un nouvel instrument de musique baptisé Microfluidic Jukebox (ou Jukebox microfluidique dans une traduction assez transparente). Leur objectif : illustrer de façon ludique les possibilités offertes par la microfluidique, une technologie développée depuis une vingtaine d’années et reconnue en 2001 par la Technology Review du Massachusetts Institute of Technology (États-Unis) comme l’une des “dix technologies émergentes qui vont changer le monde“.

La microfluidique est dédiée à l’étude des mouvements de fluides et à leur manipulation à l’échelle micrométrique. Elle repose sur la fabrication de microscopiques canaux (le plus souvent dans des matériaux polymères souples) dans lesquels circulent différents fluides. Les propriétés particulières des écoulements à ces petites échelles permettent d’engendrer des gouttes micrométriques en faisant se rencontrer deux canaux, l’un contenant la phase dite dispersée (le contenu de la goutte) et l’autre la phase dite porteuse (le flux dans lequel va circuler la goutte après l’intersection des deux canaux). Les biologistes se servent notamment de ces systèmes pour placer dans une goutte une cellule unique ou un brin d’ADN, permettant de réaliser des expériences dans un environnement restreint et contrôlé. Pour Patrick Tabeling, pionnier de la microfluidique en France, “dans un certain nombre de domaines à fort enjeu, comme le séquençage d’ADN ou l’affichage, la microfluidique a la capacité d’apporter des innovations révolutionnaires, c’est-à-dire susceptible de modifier en profondeur les techniques actuelles, et d’induire des changements d’importance comparable dans des domaines connexes“. Pensait-il à la musique ? C’est peu probable…

Des bulles en cadence

L’Ode à la joie de Beethoven, interprêtée par l’orchestre (à gouttes) franco-allemand.

Comment faire de la musique à partir de gouttelettes ? Une première piste repose sur le phénomène de résonance de Minnaert, mis en évidence en 1933 par l’astronome belge Marcel Minnaert dans un article au titre poétique, “Des bulles d’air musicales et du son de l’eau en écoulement”. Lorsque les bulles d’air pénètrent dans un liquide, elles oscillent et entrent en résonance, produisant alors une onde de pression dans les fréquences sonores et engendrant un son. Il est alors possible de construire un piano à bulles : une équipe française a ainsi pu interpréter l’Ode à la joie, qui termine la 9e Symphonie de Beethoven, et devenu aujourd’hui l’hymne de l’Union européenne. Cette fois-ci, les physiciens n’ont pas produit directement une onde de pression (les gouttelettes engendrées par le système microfluidique sont trop petites pour produire un son audible lorsqu’elles entrent en résonance) : ils ont donc converti la fréquence de production des gouttelettes en onde sonore grâce à un ordinateur. Le rythme de circulation des gouttelettes est mesuré grâce à un laser qui détecte les gouttelettes rendues fluorescentes par l’introduction dans la phase dispersée d’un colorant.

Reste à produire des gouttelettes au rythme correspondant à la plage de fréquences audibles (le “la” du diapason vibrant à 440 Hz). Les valves mécaniques qui contrôlent les écoulements microfluidiques sont trop lents pour cette tâche. L’équipe franco-allemande a donc privilégié un actionnement électrique, beaucoup plus rapide, selon une technique qu’ils sont mis au point récemment. Ce système répond en 2,5 millisecondes, soit un quatre centièmes de seconde, assez rapide pour suivre le rythme d’une partition allegro. Une phase de calibration permet de faire correspondre à chaque valeur de la tension appliquée une fréquence de production de gouttelettes, et donc une note différente (vous pouvez observer cette étape en vidéo). À partir de cette calibration, il est alors possible de transcrire une partition musicale en un programme commandant le générateur électrique, faisant varier la tension au cours du temps et donc la fréquence avec laquelle sont produites les gouttelettes.

Dernier petit souci technique : comment faire une pause, alors que le système ne peut atteindre une fréquence nulle ? Tout simplement en coupant le laser qui permet de détecter les gouttelettes et de convertir leur passage en son ! On peut ainsi distinguer deux croches et une noire en coupant brièvement le laser. Équipés de leur microscope, de leur laser, de leurs canaux microfluidique et de leur ordinateur, les physiciens ont ainsi pu “interpréter” l’Ode à la joie, (un tube pour les physiciens mélomanes et apparemment europhiles), ainsi que le Vol du bourdon, un morceau virtuose de Rimsky-Korsakov (même s’il faut bien dire que ce deuxième morceau est moins convaincant…).

Enivrés par le succès de leur jukebox microfluidique, les chercheurs entrevoient déjà des améliorations : aller vers la polyphonie en utilisant des canaux parallèles ou mêmes de colorants différents dans la même gouttelette (permettant de distinguer deux lignes mélodiques grâce à deux lasers distincts), moduler l’intensité des sons via la concentration du marqueur fluorescent ou la puissance du laser… Et pourquoi pas des tremolo ou des vibrato ? Rien ne semblent devoir arrêter ces nouveaux Jean-Michel Jarre.

Source : S. H. Tan et al., The Microfluidic Jukebox, Scientific Reports, 30 avril 2014.

Crédit photo : © CNRS Photothèque – RAGUET Hubert.