À défaut d’avoir pu (pour le moment) faire avancer leurs revendications sociales, les Indignés espagnols font avancer nos connaissances en physique. Des chercheurs de l’université de Saragosse se sont intéressés aux messages envoyés via le réseau social Twitter lors de ce mouvement : la façon dont les Indignés ont utilisé ce site nous renseigne sur les mécanismes de propagation de l’information à l’ère du web 2.0. Menés par les Digital Natives, cette génération “connectée” depuis des années sur MSN, MySpace puis Facebook, les nouveaux mouvements sociaux sont en effet marqués par le rôle grandissant des réseaux sociaux, comme on a pu le constater lors des révolutions arabes du printemps 2011.
Les chercheurs du laboratoire de Bioinformatique et Physique des Systèmes Complexes ont sélectionné parmi les millions de messages échangés quotidiennement sur Twitter (des tweets) ceux comprenant des hashtags, ou mots-clic, relatifs au mouvement des Indignés, dit mouvement du 15-Mai (date de l’occupation de la place de la Puerta del Sol au cœur de Madrid). Ainsi, entre le 25 avril et le 26 mai 2011, 581 749 tweets, envoyés par 85 851 comptes, ont été analysés par les chercheurs espagnols. Grâce à la localisation des comptes, ils ont pu reconstituer l’histoire de la mobilisation du 15-Mai sur le réseau social : le résultat est saisissant.
#spanishrevolution, #15m, #democraciarealya…
Les physiciens s’intéressent à la dynamique de constitution d’un réseau d’une telle ampleur. Le nombre de comptes Twitter émetteurs n’augmente pas progressivement : il connait une brusque poussée de croissance lors de l’occupation de la Puerta del Sol le 15 mai. Une semaine plus tard, le groupe d’Indignés sur Twitter a quasiment atteint sa taille maximale (une croissance bien plus rapide que celle des réseaux de transport urbain…).
Tout au long de l’étude, on constate qu’un groupe évalué à 10 % des comptes “mobilisés” produit environ 50 % des messages échangés sur le réseau social. En d’autres termes, la base active des Indignés sur Twitter croît au même rythme que la communauté globale des utilisateurs suivant la mobilisation : sur 10 comptes rejoignant la mobilisation numérique, un sera animé par un activiste du 15-Mai, qui deviendra un émetteur de nombreux messages sur le réseau. À l’opposé, plus la mobilisation progresse, plus le nombre de comptes recevant au moins un message sur deux se restreint pour atteindre moins de 1 % des comptes à la fin de la période étudiée. Ces quelques comptes destinataires d’une grande partie des messages envoyés sur le réseau social sont principalement ceux des grands médias (El País, El Mundo, RTVE, 20 minutos…), de blogueurs influents ou de partis politique, tel le PSOE. Les messages envoyés à ces comptes ne sont pas renvoyés sur le réseau, et sont donc perdus. Le surcroit de trafic dû à la popularité grandissante du mouvement du 15-Mai sur Twitter est compensé par l’apparition de ces comptes, que les chercheurs espagnols nomment des entonnoirs à information.
La popularité d’un compte peut être évaluée en mesurant l’augmentation du nombre de messages reçus. Cette popularité n’évolue pas toujours de façon linéaire. Ainsi, le compte du campement madrilène apparaît le 15 mai et devient très populaire en quelques jours seulement. À la même date, les sites des médias traditionnels tel El País connaissent un regain d’intérêt : les utilisateurs de Twitter les identifient comme jouant un rôle dans la mobilisation en cours en Espagne. Pour la grande majorité des comptes impliqués dans l’étude, la popularité estimée ne varie pas au cours du mouvement ; seuls quelques comptes apparaissent comme des acteurs principaux et sont destinataires des messages des Indignés.
Géographie d’une contestation
Les échanges entre les différents comptes Twitter font apparaître des communautés d’utilisateurs qui s’envoient des tweets entre eux. L’étude de ces communautés amènent à quelques conclusions sociologiques. Pour chaque ville mobilisée (Madrid, Barcelone, Pampelune, Grenade…), la communauté qui échange des tweets relatifs à son campement communique peu avec les autres communautés : les mobilisations locales semblent autonomes les unes des autres. La communauté regroupée autour du campement madrilène de la Puerta del Sol (#acampodasol) se distingue néanmoins par la position centrale qu’il occupe dans le réseau de tweets envoyés : la mobilisation du 15-Mai apparaît comme centralisée, au moins sur Twitter. Enfin, chaque communauté est majoritairement alimentée par des utilisateurs habitant la ville concernée : si le réseau est global, il est exploité par une communication qui reste principalement locale.
Le réseau social Twitter permet une accélération des contacts, jouant ainsi un rôle prépondérant dans l’émergence d’une mobilisation sociale telle le mouvement du 15-Mai en Espagne. Le travail mené par les physiciens espagnols sur les échanges numériques des Indignés éclaire de tels phénomènes : l’apparition des réseaux sociaux ne renverse pas le rôle prépondérant joué par les grands médias ou encore le caractère local d’un mouvement contestataire, tout en mettant en avant le poids de la métropole capitale, même dans un pays décentralisé comme l’Espagne.
Source : J. Borge-Holthoefer et al., Structural and Dynamical Patterns on Online Social Networks: The Spanish May 15th Movement as a Case Study, PLoS ONE, 19 août 2011.
Crédit vidéo : BIFI (http://15m.bifi.es/) sous licence CC BY-SA