C’est ainsi que Paul Feyerabend (1924-1994) conçoit la démarche scientifique dans un essai intitulé Contre la méthode – Esquisse pour une théorie anarchiste de la connaissance, publié en 1975, et initialement conçu comme un dialogue avec Imre Lakatos, qui décède en 1974 avant de pouvoir participer au projet. La thèse de Feyerabend emprunte à l’anarchisme, ou plutôt à un “dadaïsme désinvolte” qui n’a “pas de programme [et est] contre tous les programmes.” L’anarchisme se pose en défenseur de l’intégrité du scientifique, dont l’imagination serait bridée par les doctrines imposées par la communauté. Pour le philosophe américain d’origine autrichienne, un seul principe : «tout est bon». Si toutes les méthodes doivent être envisagées, aucune méthode n’existe per se. En s’élevant contre LA méthode scientifique universelle, il dresse un plaidoyer en faveur des impulsions individuelles, des passions, et de l’irrationnel, présents chez le scientifique comme chez tout être humain. L’anarchisme, prenant sa source dans l’éducation humaniste de John Stuart Mill (Sur la liberté, 1859), se fait alors libertaire : la connaissance objective naît d’un pluralisme d’inspiration.
“La variété des opinions est indispensable à une connaissance objective”
Feyerabend critique la condition de compatibilité, selon laquelle une nouvelle théorie doit être compatible avec les théories plus anciennes déjà validées. Pour lui, cette condition peut conduire à une idéologie rigide qui rejette imprudemment les nouvelles théories jugées incompatibles, interdisant ainsi leur complète exploration. Il insiste au contraire sur l’importance des hypothèses ad hoc, ajoutées opportunément par les tenants d’une nouvelle théorie pour taire pendant un temps ses échecs qualitatifs ; ces hypothèses ad hoc apportent une respiration face à un dogme qui aurait déjà exclu une telle théorie en raison de ses prédictions encore éloignées à ce moment donné des observations. À côté des outils de propagande qui jouent sur le registre de l’émotion, ces hypothèses font partie de l’arsenal à la disposition du scientifique pour convaincre son auditoire de préférer à un statu quo confortable sa nouvelle théorie, bien qu’elle conduise à un « retour en arrière ». Tout n’est donc pas rationnel dans la démarche scientifique, et le progrès peut bénéficier de ces chemins de traverse qui s’écartent du dogme communément admis : “Il est souhaitable de laisser les inclinations aller à l’encontre de la raison dans n’importe quelles circonstances, car la science peut en tirer profit. »
À travers un long développement sur Galilée, Feyerabend précise sa pensée. Il reprend la distinction de Herbert Feigel entre contexte de découverte et contexte de justification (l’irrationnel pouvant trouver sa place dans le premier alors que le second est tout entier ordonné et logique) pour mieux s’en écarter. Cette distinction constitue en effet “la dernière trace de dogmatisme dans les sciences », tant ces deux domaines se heurtent sans cesse lors de la démarche scientifique : elle est à ses yeux artificielle. Feyerabend s’oppose au rationalisme critique de Popper : pour lui, la spéculation scientifique ne naît que rarement d’une question, mais bien plus souvent d’un jeu. Le parcours de la découverte est ainsi marqué par l’anarchisme et la subjectivité, et la liberté du chercheur ne doit pas se confronter à des règles fixes.
“Sans chaos, point de savoir”
Imre Lakatos, présenté par Feyerabend comme le champion de “l’Ordre et la Loi », oppose une position intermédiaire : il octroie un “espace vital minimal” aux nouvelles théories dans le cadre de programmes de recherche qui peuvent s’épanouir tant qu’ils continuent à prédire théoriquement des faits expérimentaux nouveaux. Moins astringentes que les règles poppériennes, ces normes sont tout de même rejetées par Feyerabend car s’appuyant sur des jugements de valeur, une “sagesse scientifique commune », empreinte de luttes de pouvoir intestines au sein de la communauté scientifique. Pour Feyerabend prime la liberté individuelle de l’aventure scientifique.
Il faut quitter un rationalisme rêvé, préférer la démarche anthropologique, en quête de sens, à celle du logicien qui “néglige les traits ornementaux inessentiels de la science ». L’anarchisme libertaire de Feyerabend vise à humaniser le parcours de la découverte scientifique, en voyant dans la science plus qu’une axiomatique et un modèle théorique, mais aussi des règles de correspondance et un langage d’observation, une grammaire. Cet humanisme pousse à une désacralisation, une désinstitutionnalisation de la Science, gage d’une liberté accrue et du progrès de la connaissance.
Une science anarchiste, une démarche libérale
Avec Contre la méthode, Paul Feyerabend se pose autant comme anarchiste que libertaire. Il s’oppose aux normes et doctrines autant pour ce qu’il y voit, un frein à la découverte scientifique, que pour leur essence, l’émanation d’un esprit communautaire. Il a confiance dans la capacité d’imagination et de persuasion de l’individu, et souhaite pour cela qu’aucune entrave ne le gêne dans sa démarche scientifique. Les découvertes ne doivent pas être jugées selon les méthodes utilisées, ni par compatibilité avec les théories existantes. Le risque de la table rase, de la fin d’un consensus confortable et unanimement reconnu ne peut être pris qu’en reconnaissant une authentique liberté au chercheur. Son long développement sur l’aventure galiléenne montre à quel point il est sensible à la découverte comme aventure individuelle. Feyerabend semble refuser d’étudier l’histoire des sciences de manière analytique, la réduisant ainsi à une chronique de faits mémorables, ce qui est néanmoins cohérent avec son approche anarchiste refusant toute théorie globalisante, toute grille de lecture univoque. On se demande alors si l’étude extensive de cette aventure constitue un fait historique et sociologique, intéressant en soi ou la base d’une spéculation philosophique plus large sur la nature du processus scientifique.
On peut aussi regretter que ces leçons reposant sur le charisme, l’émotion, les passions ne semblent s’appliquer qu’aux cas extraordinaires, peut-être les seuls capables de bouleverser nos cosmologies et donc les seuls qui vaillent la peine d’être étudiés pour Feyerabend. Il ne s’intéresse pas aux grands bouleversements dans leur globalité comme peut le faire Thomas Kuhn en étudiant l’architecture de ces renversements de paradigmes. Il se focalise sur les mécanismes individuels en jeu dans les révolutions scientifiques en insistant sur la pertinence de l’émotionnel. Si celle-ci ne peut être réfutée – on connaît l’importance des relations humaines dans toute construction sociale, comme la communauté scientifique en est une – il en fait l’élément central, le moteur de la démarche scientifique, la réduisant à l’accomplissement d’individualités. Ce dadaïsme anarchiste s’érige en adversaire de l’esprit de consensus, voyant dans la communauté scientifique le défenseur obtus d’un conservatisme dogmatique dont la mission première est de défendre la stabilité des connaissances. En empruntant cette voie, Feyerabend dérive parfois vers une haine du collectif, concevant la démarche scientifique comme une aventure quasi-individuelle qui doit se prémunir des atteintes de la communauté. Cette prime à l’individu face à l’instauration de mécanismes collectifs s’inspire grandement de John Stuart Mill, abondamment cité dans l’essai ; il peut être difficile de le suivre sur cette piste libérale.