Si Staline déclarait “Le Pape, combien de divisions ?“, Wall Street pourrait demander “La Terre, combien de capitaux ?” Deux articles publiés ces jours-ci tentent de répondre à cette question, pas si rhétorique qu’elle peut paraître, en évaluant la valeur sonnante et trébuchante de certains services écologiques rendus par les forêts tropicales. Les forêts de Madagascar, qui renferment une pharmacopée abondante exploitée par les populations locales, ou les mangroves, impressionnants puits à carbone, fournissent ainsi des services qui comptent, ce qui montre l’intérêt économique de leur préservation.
La mangrove boursicoteuse
Qui dit forêt dit arbre, et donc photosynthèse, laquelle implique la capture du dioxyde de carbone (CO2). Si les mangroves représentent moins de 1 % de la surface totale des forêts tropicales avec environ 140 000 km², ces zones humides jouent un rôle essentiel dans le cycle du carbone. Juha Siikamäki et ses collègues estiment, dans les Annales de l’Académie américaine des sciences, que “si la mangrove est conservée en l’état, une séquestration ininterrompue du carbone et son enfouissement augmenteraient le stockage du carbone d’environ 60 millions de tonnes d’équivalent CO2 par an“. Il y a donc urgence à lutter contre l’accaparement de ces terres par l’agriculture : entre 1990 et 2005, la mangrove a reculé de 0,7 % chaque année, obérant d’autant le stockage des gaz à effet de serre. Sans compter qu’entre 30 et 90 % du carbone enfoui dans le sol est relâché dans l’atmosphère lors de sa conversion en terre agricole, ce qui représente chaque année entre 84 et 159 millions de tonnes d’équivalent CO2 supplémentaires.
D’un point de vue économique, préserver la mangrove est “rentable” si le bénéfice retiré par le stockage maintenu du carbone dépasse les pertes en termes de surfaces non exploitées, et de revenus agricoles non engrangés. À partir des données publiées par la Banque mondiale sur les marchés agricoles locaux, les chercheurs américains ont estimé que chaque tonne d’équivalent CO2 dont l’émission a été évitée revient à moins de 10 dollars. Ce tarif est inférieur aux cours du carbone sur le système communautaire d’échange de quotas d’émission (SCEQE), la bourse du carbone, mais également bien en-deçà du “coût de l’inaction”, évalué par le rapport Stern à 96 dollars par tonne de CO2 émise dans l’atmosphère, qui contribue au réchauffement climatique. Cette sommaire évaluation ne tient pas compte de l’effet positif d’une politique de préservation sur la biodiversité et la pêche, la végétation ayant un impact direct sur la faune marine (voir Raies et cocotiers ne font pas bon ménage). À l’issue de ces travaux, l’équipe américaine invite le programme de l’ONU pour la réduction des émissions résultant du déboisement et de la dégradation des forêts (REDD) à intégrer les mangroves dans son champ d’action et à concentrer ses efforts sur la région Asie-Océanie, qui compte pour environ les deux tiers des stockages de carbone dans ces zones humides.
La pharmacopée malgache
Un autre service rendu par les forêts tropicales réside dans les principes actifs contenus dans de nombreuses plantes. Un rapport publié en 2002 par l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture recense environ 53 000 espèces végétales sont utilisées pour leur propriétés médicinales, soit un sixième de la biodiversité botanique estimée. Or Christopher Golden, de l’université Harvard, et ses collègues américains et malgaches pointent le fait que “la déforestation peut restreindre l’accès aux ethnomédecines botaniques, causant une dépendance accrue aux bio-médecines occidentales, et entraîner des coûts induits pour les individus et les pays en voie de développement qui subventionnent souvent les médicaments occidentaux.“
Les chercheurs se sont intéressés à 24 villages de l’aire protégée de Makira, au Nord-Ouest de Madagascar. Les guérisseurs, les ombiasa, y traitent 82 maladies grâce à 241 espèces médicinales ; ces médecines traditionnelles entrent en compétition avec 47 médicaments occidentaux qui peuvent être trouvés à Maroantsetra, la grande ville de la région. Pour chaque pathologie, les chercheurs évalués le bénéfice de la médecine traditionnelle comparé à son alternative moderne, et le coût induit pour récolter les plantes médicinales (le salaire horaire étant estimé à 6,5 centimes d’euro). Seuls 5 % des villageois se fient uniquement aux médicaments occidentaux, même si les chercheurs notent que la préférence pour les médecines traditionnelles chute lorsqu’un hôpital est installé à proximité. Tous comptes faits, le bénéfice annuel des médecines traditionnelles s’établit entre 3,9 et 5,7 € par habitant (un bénéfice qui grimpe entre 70 et 210 euros si l’on applique les prix pratiqués aux États-Unis), pour un coût modique, les plantes se trouvant en moyenne à moins de dix minutes de marche du village. Ces bénéfices n’englobent que les vertus tirées des plantes, les guérisseurs exploitant également le sol et la faune. Ainsi, la graisse du crocodile du Nil (Crocodylus niloticus) est utilisée pour le traitement du cancer, et une décoction de vagin de zébu (Bos indicus) contre l’asthme infantile.
L’aire protégée de Makira renfermerait, selon les estimations des scientifiques, entre une et 18 molécules prometteuses pour la pharmacopée occidentale, qui engendrerait chacune de l’ordre de plusieurs centaines de millions de dollars de revenus. Au-delà des bénéfices tirées des plantes médicinales par les populations autochtones , la forêt malgache a donc une valeur commerciale sur le marché pharmaceutique mondial, qui devrait elle aussi être prise en compte par le programme onusien qui lutte contre la déforestation.
Source : C.D. Golden et al., Rainforest Pharmacopeia in Madagascar Provides High Value for Current Local and Prospective Global Uses, PLoS ONE, 27 juillet 2012 ; J. Siikamäki et al., Global economic potential for reducing carbon dioxide emissions from mangrove loss, PNAS, 30 juillet 2012.
Crédit photo : Anton Bielousov – Wikimedia Commons (CC BY-SA 3.0) ; Axel Strauß — Wikimedia Commons (CC BY-SA 3.0).