L’action destructrice de l’homme sur son environnement connaît-elle des limites, à la fois en termes géographiques et d’espèces atteintes ? C’est ce qu’ont cherché à savoir des écologues de l’université de Stanford (États-Unis) en s’envolant pour l’atoll Palmyra. Cette île américaine, nichée en plein Pacifique Nord, à plus de 1 500 kilomètres au sud d’Hawaï, inhabitée pratiquement depuis la Seconde Guerre mondiale, n’accueille plus que quelques scientifiques venus étudier un écosystème unique par son isolement et sa luxuriance (vous pouvez en admirer quelques images sur ce site). La courte occupation humaine de l’atoll a-t-elle néanmoins modifié son équilibre écologique ?

Pendant son bref passage sur l’atoll, l’homme a laissé son empreinte, visible depuis les images satellite, en remodelant les forêts qui recouvrent les dizaines d’îlots : les espèces originelles, comme Pisonia grandis ou Heliotropium foertherianum (plus connus sous les noms de mapou et veloutier), ont été par endroit supplantées par Cocos nucifera, le cocotier cultivé de par le monde pour l’huile que l’on obtient à partir de la pulpe des noix. Les chercheurs américains ne se sont pas limités à cette perte de biodiversité végétale : ils ont évalué l’influence de ces changements forestiers sur l’ensemble de la chaîne alimentaire – nommée également réseau trophique – des oiseaux de mer nichant dans les arbres aux mantas géantes (Manta birostris) nageant dans les lagons.

De l’arbre à l’océan : le cycle de l’azote

L’apparition des cocotiers sur les plages de l’atoll a des répercussions jusqu’aux raies manta qui vivent dans le lagon.

Les oiseaux de mer sont près de cinq fois plus nombreux dans les régions forestières dites natives que dans les forêts de cocotiers. Cette surpopulation aviaire a des conséquences sur la biogéochimie des sols, et notamment sur la présence d’azote. Pourquoi ? Cet élément est apporté depuis l’océan par les oiseaux de mer via les guanos (leurs excréments) ; nichant en plus grand nombre dans la canopée des espèces natives, les oiseaux enrichissent le sol de ces régions en azote. Cet apport de nutriments azotés (nitrate et ammonium) est observé également au niveau des feuilles des veloutiers qui poussent dans les sols fertilisés par les guanos.

Les chercheurs ont poursuivi le cycle de l’azote jusqu’à l’océan. Dans les régions qui n’ont pas été colonisées par les cocotiers, les eaux de ruissellement qui coulent jusqu’à la côte sont à leur tour enrichies en azote (elles contiennent environ 27 fois plus de nitrates), ce qui entraîne, en regard de ces zones, une surabondance de zooplancton dans le lagon. La taille des organismes observés à ces endroits est également légèrement plus importante, témoignant d’un environnement favorable à leur croissance. Enfin, la présence de cette biomasse est associée à la présence de raies mantas géantes, lesquelles désertent les abords des forêts de cocotiers. Ce cycle de l’azote, du guano des oiseaux jusqu’au zooplancton, est confirmé par l’analyse isotopique, laquelle atteste que l’abondance d’azote est bien liée à la nidification supérieure dans les forêts natives de l’atoll. En d’autres termes, la plantation de cocotiers aurait fait fuir les mantas des abords de l’atoll.

Ainsi, pour les chercheurs, « les océans entraînent des changements sur terre, et de même, des changements sur terre peuvent en retour influencer des processus écologiques dans les océans« . Cet exemple montre que les perturbations anthropogéniques (ici la plantation d’espèces d’arbres exogènes) peuvent dans certains cas modifier profondément les réseaux trophiques auxquels l’homme appartient. Il nous rappelle ainsi que nos actions, que l’on pourrait penser circonscrites, peuvent en réalité se propager à longue portée et avoir des conséquence sur de nombreuses interactions entre espèces. Une étude à méditer, alors qu’approche le rendez-vous mondial Rio+20 marquant le vingtième anniversaire du Sommet de la Terre, qui s’était tenu en 1992 dans la métropole brésilienne.

Source : DJ. McCauley et al., From wing to wing: the persistence of long ecological interaction chains in less-disturbed ecosystems, Scientific Reports, 17 mai 2012.

Crédit photo : Clarkma5 – Wikimedia Commons ; BlueBeyond – Flickr (CC BY-NC-ND 2.0).