À l’heure où le gouvernement de Jean-Marc Ayrault innove en accueillant en son sein un ministre de l’Agroalimentaire (en la personne de Guillaume Garot), la revue PLoS Medicine consacre son numéro de juin à cette industrie, ses liens avec le monde de la recherche et son impact sur la santé. Ce secteur pèse d’un poids certain sur l’économie mondiale : il engendrait en 2010 plus de mille milliards de dollars d’échanges commerciaux, selon une récente étude qui tentait de démêler les nœuds d’une industrie devenue internationale au cours des dernières décennies. La revue américaine dénonce ainsi l’émergence de cette Big Food, l’agroalimentaire héritant d’un sobriquet auparavant attribué à l’industrie du tabac (Big Tobacco) et aux fabricants de vins et spiritueux (Big Alcohol). Dans l’un des articles consacrés aux géants de l’agrobusiness, l’équipe de David Stuckler a observé l’émergence de la malbouffe dans les pays en voie de développement. Loin d’être épargnés par les dégâts de notre société de consommation, ces pays s’engagent sur une pente encore plus dangereuse que les pays occidentaux.

Les chercheurs ont analysé une importante masse de données compilées entre 1997 et 2010 dans 73 pays. Les ventes de sodas, snacks et autres produits alimentaires transformés augmentent plus rapidement dans les pays à faibles revenus (PIB par habitant inférieur à 12 500 dollars) que dans les pays à hauts revenus. Sur cette période, les ventes de sodas ont ainsi augmenté de 5,2 % dans les pays les plus défavorisés contre 2,4 % dans les pays les plus riches. Des chiffres qui cachent de grandes disparités : les estimations d’ici 2015 laissent ainsi présager une hausse de 50 % des marchés égyptiens et chinois, et même un doublement des ventes de sodas au Vietnam ou en Inde ! Ces croissances sont bien plus fortes que celle qu’a connu le marché nord-américain au cours de la seconde moitié du vingtième siècle. Ou quand Coca-Cola délaisse Atlanta pour Calcutta…

Faut-il démondialiser pour bien manger ?


La consommation de sodas semble corrélée aux revenus, mais les pays en voie de développement rattrape rapidement leur “retard” en la matière.

Pour les auteurs de l’étude, cette croissance des marchés émergents est le résultat de la forte pénétration de la Big Food dans ces régions. La firme suisse Nestlé figure ainsi dans le trio de tête de tous ces pays (à l’exception de la Chine). Car la thèse des chercheurs est claire : selon eux, l’essor de la junk food, qui entraîne son cortège de désordres sanitaires (obésité, diabète, maladies cardiovasculaires, etc.), est le résultat de la libéralisation des marchés et non le seul fait des individus, plus “laxistes” quand au contenu de leur panier de courses. Alors qu’il était habituel d’incriminer le mouvement d’urbanisation, qui entraîne une multiplication des points de vente de sodas et autres snacks, David Stuckler et ses collègues soulignent que “la signature d’un accord de libre-échange [avec les États-Unis] est associée à une consommation de sodas par personne qui est 63,4 % plus élevée“. La question se pose dès lors : faut-il choisir entre protectionnisme économique et obésité généralisée ?

Le doute est permis lorsqu’on examine l’exemple caricatural du Mexique, avec une consommation moyenne de sodas supérieure à 300 litres par an et par habitant et un taux d’obésité infantile supérieur à 30 %. Pour les chercheurs, le pays a pâti de la crise Tequila de 1994 et de la cure néolibérale qui s’en est suivi. En effet, la comparaison avec la situation du Venezuela voisin, qui n’a pas connu la même explosion des ventes de sodas et a maintenu des barrières douanières à ses frontières, incite à privilégier une certaine fermeté vis-à-vis des géants de l’agroalimentaire. L’étude, qui se poursuit avec l’analyse de deux autres comparaisons binationales dans les domaines du tabac et de l’alcool, plaide pour des politiques locales vigoureuses de défense des marchés économiques qui ont des effets mesurables sur la santé publique, bien loin des théories libérales et des tenants des recommandations individuelles en matière de nutrition.

Source : D. Stuckler et al., Manufacturing Epidemics: The Role of Global Producers in Increased Consumption of Unhealthy Commodities Including Processed Foods, Alcohol, and Tobacco, PLoS Medicine, 26 juin 2012.

Crédit photo : Abhisek Sarda – Wikimedia Commons (CC BY 2.0).