Quand l’ethnomusicologie rencontre l’informatique collaborative et puise son inspiration dans l’ouvrage phare de Darwin, De l’origine des espèces… Voici brossé à grands traits le projet DarwinTunes, impulsé par des chercheurs de l’Imperial College de Londres (Royaume-Uni), qui s’interrogent sur les ressorts de l’évolution des tendances musicales. Leur question est la suivante : qui, du producteur, de l’artiste ou du public, influence la diversité musicale ? Pour y répondre, ils ont développé un programme de science participative, qui, tout comme le jeu FoldIt qui a permis avec l’aide de gamers de comprendre le repliement d’une protéine, a mis à contribution des internautes via le site de leur équipe de recherche, darwintunes.org.

L’étude se base sur des boucles musicales de 8 secondes – à écouter sur cette page – évaluées par les internautes (sans qu’ils puissent débattre entre eux de leurs préférences) sur une échelle de 1 à 5. La suite de l’expérience s’inspire des mécanismes de la sélection naturelle mis en évidence par Charles Darwin : les « meilleures » séquences – les mieux notées – sont sélectionnées pour engendrer une nouvelle série de morceaux par recombinaison et mutation, de la même façon que les séquences génétiques des parents sont modifiées lors de la reproduction pour donner celles de leur descendance. La nouvelle génération de boucles est à son tour évaluée, les plus mélodieuses en donnent d’autres, et ainsi de suite… La pression de sélection darwinienne est ici exercée par les 6 931 utilisateurs de l’interface web de DarwinTunes : l’expérience s’est étendue sur 2 513 générations (aujourd’hui, le site a dépassé la trois millième génération de boucles) et a donné naissance à plus de 50 000 nouvelles boucles.

La transmission de la musique en cause

L’attrait du public augmente puis se stabilise bientôt que les boucles continuent d’évoluer.

Conclusion des chercheurs : « Dans notre système, la qualité musicale évolue, mais il semble que ce ne soit pas infini. » Les succès de Justin Bieber et de René la Taupe marquent-t-ils ce pallier qualitatif ? Ils ne s’aventurent pas jusque là… Pour mieux comprendre les mécanismes à l’œuvre, ils ont dépassé l’appréciation sommaire des internautes pour examiner certaines caractéristiques esthétiques des boucles au cours de leur évolution, à partir de logiciels de recherche d’information musicale. Ils ont observé la présence d’accords (fréquents dans la musique occidentale) et de rythmes réguliers et constaté que, de la même façon, ces deux indices musicaux émergent au cours de l’évolution pour rapidement plafonner après quelques centaines de générations. En tout état de cause, ces résultats montrent pour les Britanniques « le rôle créatif de la sélection opérée par le consommateur dans le façonnage de la musique que nous écoutons. »

L’augmentation de ces paramètres montre donc que l’évolution de la musique est dirigée selon les goûts du public. Alors, pourquoi cet arrêt évolutif ? La théorie de l’évolution propose plusieurs hypothèses : la musique aurait atteint un optimum, un Nirvāna musical indépassable, ou les compositeurs auraient épuisé les variations possibles. Les scientifiques britanniques écartent ces options et mobilisent un modèle évolutionniste développé en 1970 par le biologiste américain George Price pour expliquer cette tendance. Price a étendu le mécanisme de sélection naturelle des individus aux groupes et établi une équation mettant en balance l’influence de la sélection et de l’héritage pour expliquer la variation des phénotypes entre parents et descendance. Le second terme traduit la transmission des qualités parentales (ici des boucles de la génération précédente) : il semblerait qu’ici, ce soit la fidélité de cette transmission qui fasse défaut et bloque l’évolution de la musique.

Les scientifiques rappellent en effet que les styles musicaux des société pré-modernes semblent très conservateurs, et relient ce fait à l’absence de support pour transmettre la musique. Même une fois la notation musicale inventée, tout le monde ne manifeste pas le don du jeune Wolfgang Amadeus Mozart, capable de retranscrire de mémoire le Miserere d’Allegri joué deux fois l’an dans la chapelle Sixtine au Vatican !

Le projet DarwinTunes parvient ainsi à expliquer des dynamiques culturelles en termes de forces évolutives. Il pourra lui-même « évoluer » pour considérer l’impact des influences collectives, en autorisant les internautes à communiquer entre eux avant de noter les boucles, et tenir compte du fait que les producteurs conçoivent la musique avant de la soumettre au jugement esthétique du public. Autant d’occasions pour des internautes mélomanes de faire avancer la science, en musique !

Source : RM. MacCallum et al., Evolution of music by public choice, PNAS, 18 juin 2012.

Crédit photo : Marie-Lan Nguyen – Wikimedia Commons (CC BY 2.5) – Adam Sundana – Flickr (CC BY-SA 2.0).