Édouard Daladier dénonçait en 1934 le pouvoir des “deux cents familles maîtresses de l’économie française” ; qu’en est-il aujourd’hui, dans une économie globalisée, où les capitaux circulent et s’accumulent ? Une équipe d’économistes de l’École polytechnique fédérale de Zurich (Suisse) a reconstitué de façon inédite le réseau tissé par les plus grandes entreprises multinationales pour comprendre qui contrôle le système économique aujourd’hui. Il en ressort qu’une grande partie de l’activité mondiale est sous le joug d’un très faible nombre de compagnies globales, une “super-entité” qui n’est pas sans rappeler le trust inventé par les auteurs des Guignols de l’info, la fameuse World Company.
Ce réseau mondial est constitué autour des multinationales, repérées dans l’annuaire mondial des entreprises ORBIS, qui correspondent à la définition donnée par l’OCDE (Organisation de Coopération et de Développement Économiques) et possèdent au moins 10 % des parts dans d’autres compagnies situées dans au moins un autre pays. 43 060 multinationales, localisées dans 116 pays, répondent à ses critères, dont seulement 5 675 sont cotées en Bourse. À partir de ce premier étage, les chercheurs suisses ont identifié l’ensemble de leurs filiales (qu’elles contrôlent) et de leurs actionnaires (qui les contrôlent) pour aboutir au réseau complet des relations capitalistiques mondiales : plus de 600 000 firmes, liées par plus d’un million de participations en actions.
Les liens de détention (la part du capital détenu) et de contrôle exercés sur chaque compagnie (une règle simple impose que le contrôle est acquis par l’actionnaire détenant plus de 50 % du capital) sont ensuite déterminés à partir des informations extraites de la base de donnée ORBIS pour construire le graphe pondéré du contrôle capitalistique des entreprises dans le monde. Si de tels réseaux avaient été construits à l’échelle nationale, c’est la première fois qu’une étude de cette ampleur est entreprise pour démêler au niveau international les liens de contrôle entre les entreprises.
Alors que la grande majorité des multinationales appartiennent à de petits clusters indépendants, les plus importantes sont regroupées au sein d’un réseau fortement connecté, lequel rassemble les trois-quarts des firmes répertoriées et près de 95 % de l’ensemble des résultats d’exploitations des multinationales recensées. Ce sous-réseau adopte une structure dite en nœud-papillon, formée d’un cœur très densément connecté (nommé SCC pour Strongly Connected Component), encadré par deux entonnoirs entrant et sortant reliés à des vrilles (tendrils en anglais). Cette structure a été décelée en 2000 par une équipe américaine de chercheurs des compagnies Altavista, IBM et Compaq qui s’intéressaient au réseau du World Wide Web : un nœud de sites très populaires, reliés en aval et en amont par d’autres sites, ces deux sections formant un papillon.
Le “club des riches”
Le nœud du papillon regroupe 295 multinationales et un millier d’autres firmes dans lesquelles elles ont des participation. Cette petite structure, qui compte pour près de 20 % des résultats d’exploitation, regroupe des firmes très dépendantes les unes des autres, chacune ayant en moyenne des liens capitalistiques avec 20 autres membres du cœur. Les entreprises se contrôlent l’une l’autre, les auteurs ayant identifié un grand nombre de participation croisée (la compagnie A possède des actions dans la compagnie B, et inversement). Une stratégie délibérée pour les auteurs, les acteurs économiques cherchant par ce fait à développer “les stratégies anti-OPA-inamicale, la réduction des coûts de transactions, le partage du risque, l’accroissement de la confiance et les groupements d’intérêts”.
Une analyse du contrôle de la valeur des multinationales montre qu’un petit groupe de 147 entreprises domine environ 40 % du contrôle sur la valeur des multinationales. Une inégalité encore plus criante que celle décelée dans la répartition des revenus, environ dix fois moins concentrés. Le cœur du réseau forme une “super-entité” économique, un “club des riches” comptant pour trois-quarts de ses membres des intermédiaires financiers, tels Merrill Lynch, Morgan Stanley, Goldman Sachs, ou feu Lehman Brothers, mais aussi les françaises AXA et BNP Paribas. Toutes ces entreprises, liées fortement les unes aux autres, contrôlent directement ou indirectement une grande part de l’activité mondiale.
Selon les auteurs, cette forte interdépendance place le système financier “sur le fil du rasoir”, sujet à une grande instabilité en cas de crise systémique comme celle que nous vivons depuis 2008. C’est la première fois qu’est mise en évidence de façon mesurable l’existence d’une telle “super-entité” liant un grand nombre de multinationales, dont les activités se recoupent pour un certain nombre : agissent-elles alors comme un trust, qui nuirait à la concurrence globale ? Si les États se sont dotées d’outils juridiques pour limiter ces comportements, cette étude pointe l’urgence de structures supra-nationales pour surveiller cette concentration capitalistique.
Conclusion de Paul Jorion, économiste belge connu pour avoir anticipé la crise des subprimes : “L’article montre que le monde appartient à 147 compagnies aux intérêts entremêlés. Oubliez vos discussions sur la démocratie. Ça se passe sous nos yeux, sans le moindre complot. L’article le prouve mathématiquement : la science sert donc à quelque chose.”
Source : S. Vitali et al., The Network of Global Corporate Control, PLoS ONE, 26 octobre 2011.