Dans un précédent article, nous avions abordé le mécanisme original choisi par pucerons et coccinelles pour échapper à la mastication prédatrice des chèvres. De la même façon, de nombreuses espèces ont coévolué et appris à coexister pour forger des interactions biologiques complexes, parfois symbiotiques, sinon neutralistes. Mais qu’advient-il lorsque l’une de ces espèces est Homo sapiens, dont l’apparition, récente à l’échelle de l’histoire de l’évolution, s’avère pourtant déjà lourde de conséquences sur son environnement ? Les espèces appartenant aux mêmes écosystèmes ont-elles pu s’adapter rapidement à la présence de leurs voisins les hommes ? Deux chercheurs zurichois, Nicolas Perony et Simon Townsend, se sont ainsi penchés sur la façon dont les suricates (Suricata suricatta) du désert du Kalahari, en Afrique du Sud, se sont familiarisés avec les routes qui traversent depuis quelques décennies leur habitat ancestral.

Ces travaux s’inscrivent dans le Kalahari Meerkat Project, un projet de recherche consacré à l’étude aux comportements sociaux de ces petits mammifères africains, et ce depuis 1993 (n’hésitez pas de faire un tour dans la galerie photo du KMP). Le site, proche de la frontière botswanaise, est installé dans une région certes désertique mais entrecoupée de nombreuses routes reliant les différentes destinations touristiques comme les Chutes d’Augrabies. Les chercheurs en ont profité pour observer plusieurs groupes de suricates lors de leur traversée de la route la plus proche du camp. Au sein des groupes, les chercheurs se sont plus particulièrement intéressés au sort de la femelle dominante, qui structure la vie sociale de la colonie. En suivant la dynamique du groupe lors de la traversée, ils ont pu constater que “bien qu’elle mènent plus souvent, les femelles dominantes restent devant le groupe et traversent en premier moins souvent que les subordonnés“, auxquels elles laissent leur place à l’approche de l’obstacle. D’où provient cette différence de comportement face au danger ?

La femelle dominante (en rouge) mène le reste du groupe jusqu’au moment où ils s’approchent de la route.

Pour le savoir, les chercheurs se sont déplacés du désert sud-africain… à une salle informatique. Ils ont en effet modélisé le déplacement d’un groupe de huit suricates à partir d’équations mathématiques simples. Ce modèle minimaliste, proposé par le physicien hongrois Tamás Vicsek en 1995, est aujourd’hui largement utilisé pour l’étude des mouvements collectifs. Dans ce cas, la route est assimilée à ce que les physiciens appellent une barrière de potentiel : si une particule vient la percuter avec une faible énergie, elle est défléchie (un simulateur très ludique explique ce concept dans le cas des ondes). Pour nos suricates, cela signifie que l’animal ne traverse pas la route s’il s’en approche avec trop peu d’élan.

Pour retrouver le comportement différent des femelles dominantes et des animaux subordonnés, les simulations numériques doivent intégrer une barrière de potentiel de hauteur variable. Si la femelle dominante freine au moment de traverser la route et laisser passer devant elle les subordonnés, c’est que la barrière est plus haute pour elle et qu’elle franchit donc l’obstacle plus difficilement que les autres membres du groupe. Traduit en termes comportementaux, cette barrière plus haute signifie une plus grande aversion au risque, d’environ 40 %, des femelles dominantes par rapport aux subordonnés.

Cette attitude n’est pas partagée par tous les animaux sociaux : ainsi, une étude datant de 2006 montrait qu’en pareille situation, le chimpanzé (Pan troglodytes) dominant assure une position protectrice vis-à-vis de sa communauté, en prenant la tête du groupe au moment de traverser la route. Comment expliquer alors ce comportement égoïste des femelles dominantes, qui laissent en première ligne les individus de second rang de la colonie, au lieu de se sacrifier pour le bien de la communauté ? Si elles cherchent à se protéger, ce serait peut-être pour préserver la stabilité du groupe, les zoologistes du KMP ayant constaté que les groupes se dispersent parfois à la mort de la femelle dominante. Quelle que soit la cause de ce comportement, il est évident que les suricates se sont adaptés à l’apparition des routes dans leur environnement et ont fait évoluer leurs règles collectives en accord avec ces nouvelles menaces. Pour Nicolas Perony et Simon Townsend, “ces résultats constituent une lueur d’espoir et suggèrent que les animaux peuvent s’adapter et coexister avec succès avec l’homme, en dépit de son intrusion toujours plus forte“.

Source : N. Perony et S.W. Townsend, Why Did the Meerkat Cross the Road? Flexible Adaptation of Phylogenetically-Old Behavioural Strategies to Modern-Day Threats, PLoS ONE, 18 février 2013.

Crédit photo : Ashleigh Thompson – Wikimedia Commons (CC BY 2.0).