Un changement de régime peut avoir des conséquences dramatiques. Telle est la conclusion des archéologues de l’université de Tel Aviv (Israël), qui ont analysé l’alimentation des homininés peuplant deux sites du Proche-Orient au cours du Pleistocène : la grotte de Qesem, de la période 200 000-400 000 ans, et Gesher Benot Ya’aqov, habité il y a environ 780 000 ans. La disparition de l’éléphant entre ces deux périodes expliquerait selon eux la route évolutive empruntée par l’homme moderne, lequel a dû s’adapter à une faune différente pour se nourrir et trouver des sources de graisse animale abondante.
L’histoire évolutive de l’homme est marquée par la croissance d’un organe particulier, le cerveau, dont la masse est passée de 600 g chez Homo habilis à environ 1 350 g pour Homo sapiens. Le fonctionnement de la matière grise est particulièrement énergivore, consommant entre 20 et 25 % du budget métabolique du corps humain, et jusqu’à 75 % chez le nouveau-né ! Son développement s’est fait, selon une hypothèse émise en 1995 par des archéologues britanniques, au dépend des intestins, dont la taille a diminué d’autant. Avec un intestin plus petit, l’Homme a dû modifier son alimentation pour en faciliter la digestion : il a tendu vers un régime plus carnivore qu’herbivore. Cependant, ce tropisme carnassier s’est rapidement buté aux limitations physiologiques de l’estomac qui ne peut pas digérer trop de protéines. À partir de diverses considérations tirées de l’observation de tribus primitives modernes, de primates et de données archéologiques (notamment la surface de la dentition), les archéologues israéliens ont calculé que, pour répondre à ses besoins, Homo erectus devait mettre à son menu 1 014 calories provenant de fruits et légumes, 947 calories issues de protéines animales, et enfin 744 calories tirées de graisse animale, soit 27 % du total et 44 % de l’apport calorique.
Où trouver toute cette graisse ? Des plus gros animaux, tels l’éléphant, l’hippopotame ou le rhinocéros ? ou des mammifères plus petits, comme le daim ou le sanglier ?
Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es
Si le daim est l’animal le plus présent dans les deux sites étudiés, il convient de relativiser sa contribution calorique au régime des homininés, en considérant sa taille modeste. Ainsi, sur le site de Gesher Benot Ya’aqov, le plus ancien, il faut plutôt porter attention aux quelques traces d’os d’Elephas antiquus, également connu sous le nom de Palaeoloxodon : s’il ne représente qu’environ 3 % de la faune estimée, en tenant compte de sa grande masse, les archéologues estiment que Homo erectus devait tirer la majeure partie des calories de son régime de cet éléphant, lequel est totalement absent de la cave de Qesem. Cette espèce de pachydermes a disparu du Proche-Orient il y a environ 400 000 ans (certains évoquant justement l’hypothèse d’une chasse excessive). Contrairement aux idées reçues, la chasse au pachyderme serait en effet aisée, que l’on soit simplement armé de lances en bois, d’outils tranchant pour lui couper les tendons, ou suffisamment ingénieux pour le piéger en le précipitant dans un trou tapissé de branchages. Quoi qu’il en soit, la disparition de cette abondante source de graisse aurait provoqué un stress nutritionnel majeur, à l’origine de l’évolution des homininés peuplant le Proche-Orient à cette période.
Les chasseurs ont dû s’adapter à cette nouvelle donne cynégétique, “devant chasser un nombre bien plus important d’animaux plus petits pour obtenir la même quantité de calories que lorsque l’éléphant figurait encore au menu“, selon Miki Ben-Dor et ses collègues. Mais qui dit plus d’animaux à chasser dit plus d’effort physique et une plus grande dépense énergétique quotidienne, poussant l’Homme à une recherche toujours plus active de graisse animale. L’Homme aurait alors évolué vers une physionomie plus agile, des capacités cognitives accrues lui conférant une plus grande efficacité dans la capture de proies, et dans le choix des animaux les plus gras. Cette période de grand changement nutritionnel coïncide avec l’émergence d’un complexe culturel novateur, appelé Acheuléo-Yabroudien, dont le site de Qesem offre un exemplaire. Probablement plus sédentaire, utilisant avec régularité le feu, l’Homme a trouvé les moyens de réduire ainsi ses besoins alimentaires pour s’adapter à la disparition de sa proie favorite qui convoyait de la graisse en quantité pléthorique. Ainsi, on peut dire que si l’Homme descend du singe, il doit également beaucoup… à l’éléphant !
Source : M. Ben-Dor et al., Man the Fat Hunter: The Demise of Homo erectus and the Emergence of a New Hominin Lineage in the Middle Pleistocene (ca. 400 kyr) Levant, PLoS ONE, 9 décembre 2011.
Crédit photo : H. Osborn ; Daderot (CC0 1.0).