Lorsque l’on évoque les grands prédateurs préhistoriques viennent à l’esprit le Tyrannosaurus rex et autre Velociraptor, tout droit sortis de Jurassic Park, film de Steven Spielberg paru en 1993 (vous retrouverez ici la scène où l’homme fait la rencontre de ses lointains ancêtres). Mais ce serait trop vite oublier les poissons qui prospéraient dans les rivières et les fleuves primitifs. En 2009, une équipe de paléontologues a en effet mis au jour près de Paraná, en Argentine, une mâchoire arborant trois dents imposantes. Datant du Miocène supérieur (il y a 6-9 millions d’années), ce fossile aurait appartenu à un poisson dénommé Megapiranha paranensis, parent des piranhas qui frayent aujourd’hui dans les cours d’eau sud-américains, et notamment dans le bassin amazonien. Des biologistes américains et brésiliens viennent de montrer, à partir d’extrapolations sur des cousins modernes du poisson carnivore, que le Megapiranha se range, de par sa puissante mâchoire, parmi les plus redoutables carnassiers qui aient existé sur Terre.
Justin Grubich, de l’université américaine du Caire (Égypte), et ses collègues ont évalué la force masticatoire de 15 piranhas péchés dans l’Amazone, près d’Altamira. Ces spécimens appartiennent tous à la plus grande espèce sauvage de piranhas, Serrasalmus rhombeus, qui se distinguent notamment par leurs yeux rouges. Les forces exercées par ces animaux varient de 70 à 320 N, soit trois fois la force mesurée chez un alligator d’Amérique (Alligator mississippiensis) de même taille. Les différences obtenues entre les piranhas sont liées à la disparité de leurs longueurs, comprises entre 21 et 37 cm : les biologistes parlent à ce propos d’allométrie positive, pour indiquer la relation favorable entre la taille du piranha et la puissance de sa mastication.
Des joues particulièrement musclées
D’où la mâchoire du piranha moderne tire-t-elle sa force ? De quatre gros muscles adducteurs mandibulaires qui représentent près de 2 % de la masse totale du poisson. Les biologistes ont montré que, outre leur masse imposante, ces muscles se distinguent chez le piranha par leur insertion très en avant de la mandibule (l’os inférieur de la mâchoire). Cette position du tendon augmente l’efficacité mécanique de la mastication, évaluée par une grandeur physique appelée l’avantage mécanique. Ainsi, alors que chez la plupart des poissons, environ 30 % de la force musculaire des adducteurs mandibulaires est utile à la mastication, ce pourcentage atteint 50 % chez le piranha. Mieux encore, si le poisson mord avec ses dents postérieures, l’avantage mécanique (assimilable à un effet de levier) augmente et la morsure est alors trois fois plus puissante.
Revenons-en au Megapiranha préhistorique. Par extrapolation de la relation taille-force, les chercheurs ont estimé que la mâchoire du Megapiranha aurait pu exercer une force comprise entre 1 200 et 4 800 N, selon que la taille du poisson soit estimée à 70 cm ou 1,3 m (pour un poids compris entre 10 et 70 kg). Si de plus, on considère que la mesure de force effectuée chez les piranhas vivants correspond à un avantage mécanique faible de 50 % (associé à une morsure par les dents antérieures), il est possible d’augmenter l’estimation d’un facteur 2 pour atteindre ainsi des forces voisines de 9 500 N, soit celle mesurée chez un grand requin blanc (Carcharodon carcharias) de 3 tonnes ! Le Megapiranha se rapproche ainsi des morsures du Tyrannosaurus rex qui représentent plus de 13 000 N. Ces forces permettent d’entamer un fémur de vache ou de broyer une carapace de tortue ou un poisson-chat, comme le montrent les simulations obtenues avec une réplique métallique de la mâchoire fossilisée décrite en 2009.
En rapportant la force exercée par la mâchoire à la taille de l’animal, les chercheurs obtiennent un quotient de force masticatoire qui place le piranha moderne juste derrière Megapiranha paranensis, mais loin devant les poissons vivants ou même le mégalodon (Carcharodon megalodon), ce pachyderme préhistorique de 100 tonnes. Pour les auteurs de l’étude, “nos résultats valident la réputation de prédateur redoutable des piranhas et distinguent ce groupe de poissons au sommet des performances dans l’histoire évolutive des mâchoires.“
Source : J.R. Grubichet al., Mega-Bites: Extreme jaw forces of living and extinct piranhas (Serrasalmidae), Scientific Reports, 20 décembre 2012 ; A.L. Cioneet al., Megapiranha paranensis, a new genus and species of Serrasalmidae (Characiformes, Teleostei) from the upper Miocene of Argentina, Journal of Vertebrate Paleontology, juin 2009.
Crédit photo : Éamonn Lawlor – Flickr (CC BY-NC 2.0).