Si le sociologue allemand Max Weber liait en 1904 l’esprit du capitalisme à une certaine éthique héritée de la religion protestante, le modèle économique aujourd’hui dominant pourrait avoir également des origines plus trivialement biologiques. C’est en tout cas ce que l’on pourrait conclure à la lecture de l’étude de Pablo Brañas-Garza, de l’université de Grenade (Espagne), et son collègue Aldo Rustichini, de l’université du Minnesota à Minneapolis (États-Unis). Ces deux chercheurs se sont penchés sur le rôle joué par la testostérone, une hormone sexuelle produite par les mâles, dans la prise de risque et les capacités de raisonnement, des éléments clés du comportement des agents socio-économiques. Pour cela, ils se sont intéressés… à la longueur des nos annulaires.

Une précédente étude, menée en 2008 par des chercheurs anglais de l’université de Cambridge (Royaume-Uni), avait déjà mis en évidence le lien entre la production de testostérone de traders de la City de Londres et leur prise de risque, celle-ci étant estimée à partir des gains accumulés au cours d’une journée. Le curseur hormonal était déterminé par une mesure quantitative directe à partir d’échantillons salivaires prélevés à leur arrivée dans les salles de marché, une méthode peu commode. Ils ont dès lors défini en 2009 un autre indicateur, également relié au succès des traders : l’indice de Manning. Cette grandeur, définie comme le ratio des longueurs de l’index et de l’annulaire (noté 2D:4D), est considérée comme un indicateur de l’exposition à la testostérone au stade fœtal : un index court par rapport à l’annulaire (soit un indice 2D:4D faible) traduit un taux de testostérone élevé, et correspond à une faible aversion au risque, un comportement jugé favorable en économie capitaliste. Les traders aux petits index seraient ainsi plus rentables, car plus enclins à prendre des risques sur les marchés.

Des doigts qui en disent long

Mais cette attitude positive face au risque, liée à la production de l’hormone sexuelle, est-elle le seul critère à prendre en compte ? Pour les deux chercheurs, un autre paramètre ne doit pas être oublié : si pour être un bon trader, il faut savoir prendre des risques, il convient également de faire preuve de jugement. Ainsi, ils se sont intéressés aux relations entre testostérone et capacités de raisonnement, évaluées à partir de tests de logique tels que les matrices progressives de Raven (dont usent notamment certains cabinets de recrutement). Ce test, mis au point en 1936 par le psychologue anglais John Raven, repose sur des suites logiques de motifs en noir et blanc à continuer (vous pouvez tester votre intelligence ici).

Le ratio de l’index sur l’annulaire (2D:4D), traduisant l’exposition à la testostérone, est négativement corrélé à la capacité de raisonnement (CR), laquelle influe à son sort sur l’aversion au risque (AR).

L’étude s’est focalisée sur 116 jeunes hommes. Pour chacun, la longueur de leurs doigts a été mesurée, les facultés de raisonnement estimées, ainsi que la potentielle aversion au risque, à partir de leur choix face à deux options plus ou moins sûres (par exemple : choisir entre un gain certain de 30 € et un gain potentiel de 40 €, avec une probabilité de 80 %). Comment ces trois paramètres sont liés ?

Comme déjà dit, un indice 2D:4D faible, soit un fort taux hormonal, indique une faible aversion au risque : beaucoup de testostérone égal… beaucoup de prise de risque. À l’opposé, ce trait morphologique, biologique est négativement corrélé à la faculté de raisonnement : un index court, c’est-à-dire un homme empli d’hormone sexuelle, pointe vers un jugement moins logique. Cette intervention du jugement débouche-t-elle sur des effets intriqués, ou la testostérone influe-t-elle à elle seule, directement, l’aversion au risque ?

En réalité, un effet indirect, dit médiateur, fait intervenir les capacités de jugement dans le circuit cognitif du comportement économique du trader. Un indice de Manning faible (c’est-à-dire une abondance d’hormone sexuelle mâle) favorise un jugement logique, lequel modère à son tour l’aversion au risque et favorise les comportements plus hasardeux. Le rôle médiateur des facultés de raisonnement, s’il joue dans le même sens que l’effet direct de la testostérone, pèserait, selon les calculs des deux psycho-économistes, pour environ deux-tiers dans le processus total de décision du trader : un tiers de testostérone pure, deux-tiers de neurones ! Pour les auteurs, “nos résultats indiquent qu’un individu ayant un faible indice 2D:4D est à la fois plus enclin à prendre des risques et plus efficace dans son traitement de l’information. Cet effet jumelé contribue à sa plus grande rentabilité et à sa capacité à survivre grâce à des choix plus judicieux dans ses stratégies d’investissement.” La testostérone favorise donc doublement les professionnels de la finance dans leur marchandage quotidien d’actions et autres produits dérivés, plus ou moins toxiques et complexes. Un ultime paramètre doit encore être injecté dans cette équation du comportement économique : la motivation, l’appât du gain, ou, prenons-nous à rêver, la part morale du trader, qui gouvernent immanquablement à ses décisions d’investissement.

Source : P. Brañas-Garza et A. Rustichini, Organizing Effects of Testosterone and Economic Behavior: Not Just Risk Taking, PLoS ONE, 29 décembre 2011.

Crédit photo : BlatantWorld.com (CC BY 2.0).