“Ceux qui, sachant combien de divers automates, ou machines mouvantes, l’industrie des hommes peut faire, sans y employer que fort peu de pièces, à comparaison de la grande multitude des os, des muscles, des nerfs, des artères, des veines, et de toutes les autres parties qui sont dans le corps de chaque animal, considéreront ce corps comme une machine qui, ayant été faite des mains de Dieu, est incomparablement mieux ordonnée et a en soi des mouvements plus admirables qu’aucune de celles qui peuvent être inventées par les hommes.”

Ainsi René Descartes formulait dans le Discours de la méthode ce qui sera ensuite connu sous le nom de théorie de l’animal-machine. Depuis le XVIIe siècle, les physiciens continuent d’être intrigués par la belle mécanique animale et tentent de savoir comment les gibbons se déplacent de branche en branche, quelle technique utilise le moustique pour voler par temps de pluie sans se faire emporter par les gouttes, ou encore si l’éléphant court ou marche très vite… À leur tour, des chercheurs de l’université de Californie à Berkeley (États-Unis) ont étudié une acrobatie étonnante effectuée par deux petits animaux : la blatte Periplaneta americana et le gecko Hemidactylus platyurus. Ces derniers, pour fuir leurs ennemis, poursuivent leur chemin au dos de la feuille sur laquelle ils courent, grâce à un rapide mouvement de balancier opéré en s’arrimant à l’extrémité de la feuille. Une habile manœuvre reproduite par un frêle robot à six pattes…

La blatte, qui court à une vitesse de l’ordre du mètre par seconde, parvient à s’agripper en fin de course au rebord du plan incliné disposé dans le laboratoire californien, et cela, sans freiner à l’approche du précipice : elle parvient à opérer une bascule à 360° en moins de 130 millisecondes, se retrouvant alors de l’autre côté du plan incliné où elle continue sa course. Pendant la rotation, le petit insecte (il pèse moins de un gramme) encaisse une accélération de près de 4 G, soit à peu près ce que subit un pilote de F1 dans un virage serré. Le gecko répète la même acrobatie en laboratoire mais aussi dans son milieu naturel, comme l’ont observé les chercheurs en expédition dans une réserve singapourienne. Le reptile, plus massif avec ses 5 grammes, met un peu plus longtemps à tourner (environ 160 ms), et subit une accélération plus proche de 3 G, ce qui reste néanmoins élevé. Comment s’opère ce revirement rapide ?

Un pendule animalier

Le gecko bascule au rebord du plan incliné en s’y agrippant puis poursuit sa course de l’autre côté (d’autres films sont disponibles ici).

Pour tourner, il faut déjà s’accrocher. C’est chose faite pour la blatte grâce aux griffes qui recouvrent les tarses de ses pattes arrières. Le rôle de ces “harpons” a été confirmé expérimentalement : leur ablation empêche les blattes de réaliser leurs acrobaties. Quant aux geckos, ils utilisent leurs setæ pour s’agripper au rebord de la feuille : ces poils microscopiques confèrent à ces reptiles une adhérence importante grâce aux interactions de van der Waals avec le support.

Pour tourner aussi vite, blattes et geckos tirent partie de leur petite taille. Être petit n’a pas que des désavantages dans le règne animal : cela permet notamment de manœuvrer plus facilement, grâce à une inertie de rotation faible. Cette grandeur intervient dans le modèle du mouvement animalier développé par les physiciens, sur la base du pendule. La faible inertie explique ainsi la rapidité du mouvement de balancier des blattes et autres geckos. Pour accomplir ce mouvement, les animaux tirent également parti de l’énergie cinétique accumulée, puisqu’ils ne freinent pas jusqu’à s’arrêter avant de se lancer dans le vide. L’énergie totale est transférée lors du passage entre course et balancement, mais non sans pertes, évaluées à 20 %, associées à l’amortissement des muscles et des articulations.

Les physiciens ont construit à partir de ces observations un prototype de robot léger baptisé DASH (pour Dynamic Autonomous Sprawled Hexapod), dont il a déjà été question sur ce blog (voir le post Un robot cafard-ailé). Le Velcro qui recouvre ses pattes lui permet de s’accrocher au support et de se retourner comme ses modèles vivants. Une telle démarche biomimétique n’est par rare dans le domaine robotique, mais continue d’enthousiasmer Robert Full, qui a conduit cette étude : “Notre découverte fortuite nous aide non seulement à comprendre pourquoi les petits animaux nuisibles semblent disparaître lorsque nous les chassons, mais révèle un nouveau comportement de fuite face aux prédateurs qui a inspiré le design d’un robot. Encore une fois, on ne sait jamais on nous porte la recherche fondamentale !

Source : JM. Mongeau et al., Rapid Inversion: Running Animals and Robots Swing like a Pendulum under Ledges, PLoS ONE, 6 juin 2012.

Crédit photo : Steve Evans – Flickr (CC BY 2.0).