À l’heure où les indicateurs bibliométriques font leur loi dans les évaluations de la recherche, certaines instances dirigeantes étant atteintes de quantophrénie maniaque, des chercheurs de l’université du Québec à Montréal (Canada) se sont intéressés à la façon dont les scientifiques citent leurs confrères dans leurs travaux publiés dans les revues scientifiques. Y a-t-il des habitudes spécifiques aux astronomes et aux historiens ? Des tendances émergent-elles au cours des décennies passées ? La course à la notoriété et à la “gonflette” du facteur h a-t-elle modifié la façon dont les chercheurs font référence à leurs pairs ? Plongée dans la rubrique opaque des références qui concluent les articles de recherche.

L’étude, publiée dans la revue américaine PLoS ONE, se base sur l’analyse d’une masse considérable de publications scientifiques : plus de 2,6 millions d’articles ont été passés au crible, soit 50 millions de références, réparties en huit grands domaines, de la biochimie à l’économie en passant par la neurologie et l’astronomie ! Premiers enseignements : le nombre d’articles publiés chaque année a explosé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. En soixante ans, il a été multiplié par 20, voire 100 dans certaines disciplines, comme l’histoire ou l’astrophysique. Dans le même temps, la bibliographie a elle aussi augmenté, mais plus rapidement pour les sciences dites dures (par opposition aux sciences humaines, qualifiée de “molles”), le nombre de références par article atteignant 30 en chimie organique, et même 40 en biochimie. Les mêmes tendances se dégagent en ce qui concerne la liste des co-auteurs : si elle reste restreinte à un ou deux noms en sciences humaines, elle frôle les cinq noms en moyenne pour l’astrophysique.

L’auto-citation, un phénomène ancien

Les chercheurs québécois ont ensuite fouillé les références de la base de données. Pour chaque article, ils ont classé les citations en fonction de leur “distance” avec les co-auteurs : au premier rang, les auto-citations, c’est-à-dire les articles publiés par l’un des co-auteurs, puis les citations de niveau 1, dont l’un des auteurs a collaboré dans les deux années précédentes avec un co-auteur, et jusqu’aux citations plus distantes, où aucune collaboration, même indirecte, n’a été mise en évidence. Le phénomène d’auto-citation s’avère relativement important, de l’ordre de 20 % pour les sciences dures, et plus proche de 10 % pour les sciences humaines (l’étude citée se place dans cette moyenne, avec trois auto-citations sur 34 références). Il est enfin remarquablement stable depuis soixante ans : l’apparition du facteur h (égal au nombre de publications ayant été citées au moins h fois), indicateur de la notoriété d’un chercheur, n’a donc visiblement pas poussé les scientifiques à “gonfler” leurs statistiques en faisant référence de façon éhontée à leurs propres travaux. À moins que son apparition soit trop récente pour qu’elle ait produit des effets mesurables par l’étude québécoise…

Qu’en est-il de la propension à citer ses collaborateurs ? Si le nombre de citations “proches” a tendance à augmenter ces dernières décennies, cet effet pourrait être en partie masqué par l’augmentation exponentielle du nombre de travaux scientifiques. Il semble qu’il n’en est rien : l’estimation de la taille du réseau des co-auteurs en rapport à l’ensemble des équipes travaillant sur le même sujet montre que cette propension à mettre en avant le travail de ses collaborateurs augmente depuis plusieurs décennies. La même tendance est observée en ce qui concerne les citations des collaborateurs de collaborateurs (les citations dites de niveau 2), plus indirectes. À noter l’exception que constitue la chimie organique, où cette propension à l’entre-soi semble en régression. Pour les auteurs, les organiciens  “accordent une valeur déclinante au fait de puiser leurs citations dans le réseau local de leurs co-auteurs : en d’autres termes, les travaux effectués par des chercheurs plus distants sont considérés comme aussi – voire plus – pertinents que ceux des chercheurs proches“.

Citations et évaluation : fragile équilibre

Le réseau des collaborateurs proches s’étendant donc plus vite que l’ensemble du domaine d’études, il semble difficile de parler de “cartels de citations” au sein desquels les chercheurs se “renverraient l’ascenseur” en se citant les uns les autres pour améliorer leur visibilité. Mais cette pratique extensive des citations rend d’autant plus difficile la désignation de referees neutres pour l’évaluation de la qualité des travaux, qu’ils soient soumis pour publication dans les revues scientifiques à comité de lecture ou qu’ils concernent une demande de financement sur projet. La recherche, hyper-connectée, forme un village global au sein duquel il est de plus en plus ardu de trouver un arbitre impartial.

Pour continuer le débat : Démondialiser la science ?, éléments sur la géographie des collaborations scientifiques.

Source : ML. Wallace et al., A Small World of Citations? The Influence of Collaboration Networks on Citation Practices, PLoS ONE, 7 mars 2012.

Crédit photo : futureatlas.com – Flickr (CC BY 2.0).