À défaut d’avoir inventé une machine pour voyager dans le temps, les chercheurs aimeraient au moins en ralentir la course. C’est le propos du Slow Science Manifesto, lancé en mai 2010 à Berlin, aujourd’hui transcrit de ce côté du Rhin par Joël Candau, anthropologue à l’université de Nice-Sophia Antipolis. Son appel pour un mouvement Slow Science a été signé, au cœur de l’été, par plus de 1 700 chercheurs francophones : cette ode à une science qui prend son temps rencontre un écho favorable auprès de la communauté universitaire, déboussolée par l’apparition des appels à projet et les réformes récentes, plus subies que souhaitées.
“Chercher, réfléchir, lire, écrire, enseigner demande du temps” affirment les signataires de cet appel. S’élevant contre la “culture de l’immédiateté, de l’urgence“, ils rappellent que la découverte scientifique a besoin de temps, pour l’expertise et la confrontation. Leurs précurseurs allemands rappellent quant à eux une évidence : “Science needs time to fail (la science a besoin de temps pour échouer)“, le progrès suivant une trajectoire souvent sinueuse.
Le mouvement français s’inscrit dans un contexte de réforme profonde du domaine universitaire. Les projets de l’ancienne Ministre de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche Valérie Pécresse, notamment la modulation du service d’enseignement (pour un maître de conférence, 128 heures de cours magistraux, soit 192 h des fameux “équivalent TD”) en fonction d’une évaluation des activités de recherche, avaient provoqué une vague de contestation au printemps 2009. À l’opposé de ces réformes, les signataires de cet appel veulent avoir le temps de chercher et d’enseigner sereinement. Ils s’opposent à la perpétuelle redéfinition des cursus universitaires engagée par la réforme LMD (les cursus étant uniformisés à l’échelle européenne sur le schéma Licence-Master-Doctorat), pour s’adapter aux besoins mouvants des entreprises et privilégient l’enseignement des savoirs fondamentaux, “qui, par définition, ne peuvent être inscrits que dans la durée“. Le financement par appel à projets de courte durée et à la bureaucratie chronophage qui en découle font aussi partie des ennemis déclarés de la Slow Science, mouvement qui revendique le primat de la qualité sur la quantité.
Un îlot où l’on y va mollo
Est-il possible de faire de l’université un havre de tranquillité, tenu écarté de la fureur d’un monde entraîné dans une course folle ? Car il n’y a pas que la science qui perd les pédales. Pour prendre un exemple trivial, la représentation de la pièce Rosmersholm du dramaturge norvégien Henrik Ibsen est passée de quatre heures à moins de deux heures en l’espace de cent ans ! Qui compare M le maudit, chef-d’œuvre de l’allemand Fritz Lang datant de 1931, et le dernier Transformers constatera une certaine accélération du montage cinématographique…
C’est cette histoire de la vitesse dans nos sociétés occidentales que narre le sociologue allemand Hartmut Rosa dans l’essai Accélération – Une critique sociale du temps, paru en 2010 (des extraits peuvent être consultés ici). S’il a fallu plusieurs années pour équiper un million de foyers d’un téléviseur ou d’une machine à laver, un million d’Ipod se vendent aujourd’hui en quelques heures… Cette accélération technique s’est accompagnée d’une accélération sociale qui a totalement modifié nos attitudes personnelles. Si bien qu’aujourd’hui, à côté des mouvements Slow Food, Slow Travel (et même Slow Sex !), les scientifiques sont également tentés de construire ce qu’Hartmut Rosa appelle des “îlots de décélération”, des oasis protégées des tourbillons dominants. Historiquement, le sociologue nous rappelle que ces mouvements ont adressé une “protestation de principe contre la modernité (et ses progrès éventuels)” : en France, les Canuts se révoltent en 1831 contre l’introduction des métiers à tisser mécanisés.
Cet héritage contestataire semble en contradiction avec l’objectif même de la recherche scientifique. Les découvertes et les innovations qui en résultent accompagnent depuis des siècles le progrès technique, synonyme de modernité dans notre société. Alors, réactionnaires, les signataires de l’appel pour une Slow Science ? Peut-être nous invitent-ils plus sérieusement à prendre le temps de nous interroger sur le beau mot de progrès, et sur le sens que nous souhaitons lui donner.
L’appel Pour un mouvement Slow Science : http://slowscience.fr
Crédit photo : Sir John Tenniel