À chaque scrutin dans un pays, disons “en voie de démocratisation”, des myriades d’observateurs occidentaux se déplacent pour veiller à la sincérité du vote et tenter d’empêcher les fraudes électorales perpétrées par les pouvoirs autocratiques en place. Cela a été le cas notamment lors des élections législatives russes de décembre 2011, où les observateurs de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) avaient dénoncé des fraudes “fréquentes”, contrairement à la Commission électorale russe. Pour trancher ce débat, des chercheurs de l’université de Vienne (Autriche) ont analysé les résultats d’une douzaine d’élections à travers le monde, à la recherche de critères statistiques fiables sur la régularité du vote.
L’équipe de Stefan Thurner s’est penchée sur les résultats de la présidentielle française de mai 2007, des élections générales espagnoles de mars 2008, ou encore des élections européennes de juin 2009 en Pologne, de la présidentielle en Ouganda de février 2011 ou des deux derniers scrutins organisés en Russie, les élections législatives de décembre 2011 et la présidentielle de mars 2012, qui a vu le retour de Vladimir Poutine au Kremlin. À cette occasion, les manifestants avaient brandi la loi de distribution normale dite de Gauss comme étendard d’une élection régulière. La fameuse “courbe en cloche” est sensée représenter la répartition des scores obtenus par chaque candidat dans l’ensemble des bureaux de vote : alors que l’essentiel des bureaux obtient un résultat voisin du score national final, certains bureaux s’écartent de cette moyenne (à la faveur ou défaveur du candidat), ceux-ci étant d’autant peu nombreux que l’écart enregistré est important. En cas de fraude, la courbe s’éloigne de cette distribution normale “habituelle”, ce qui indiquerait l’insincérité du scrutin. Mais les statisticiens autrichiens pointent un défaut à cette technique : elle est dépendante de la taille des unités de vote prises en compte, que ce soient les bureaux de vote, les districts électoraux ou les régions plus importantes.
Quantifier les différentes fraudes
Les chercheurs ont donc affiné la technique de détection de la fraude pour la rendre insensible à la taille des échantillons. Ils ont construit un diagramme à deux dimensions représentant les résultats obtenus par le vainqueur ainsi que la participation dans chaque unité électorale. Nommé empreinte électorale, ce graphique prend généralement la forme d’une tache, similaire à la “bosse” de la courbe de Gauss. Ainsi, lors de la présidentielle française de 2007, la participation tournait autour de 86 % et Nicolas Sarkozy obtenait environ 31 %, avec des variations légères suivant les bureaux de vote (voir le graphique). Dans certains cas, l’empreinte prend une forme plus complexe : la tache principale est accompagnée d’une traînée vers de plus fortes participations et des scores plus élevés, et une tache secondaire apparaît autour d’une participation de 100 % et d’un score lui aussi voisin de 100 %.
Ces deux anomalies, présentes lors des scrutins russes et ougandais, témoignent de deux modes de fraude distincts. D’un côté, une fraude dite incrémentale, où “les bulletins d’un parti sont ajoutés dans l’urne et/ou des votes pour d’autres partis ne sont pas comptabilisés” précisent les auteurs, se traduit par la traînée accolée à la tache principale. De l’autre, une fraude extrême, avec une participation totale et une quasi unanimité des bulletins : ce bourrage d’urnes “parfait” correspond à la tache secondaire. Ces motifs ne dépendent pas de l’échelle à laquelle sont collectés les résultats électoraux, assurant une évaluation fiable du scrutin quelle que soit la précision des informations recueillies par les statisticiens.
À partir de modèles statistiques, les chercheurs autrichiens ont pu évaluer l’importance de ces deux stratégies de fraude. Ainsi, la probabilité d’une fraude incrémentale est d’environ 64 % lors des législatives russes de l’hiver 2011, et la fraude extrême aurait concerné 3,3 % des bureaux (soit tout de même plus de deux millions d’inscrits). Ces chiffres sont modérés quelques mois plus tard pour la présidentielle du printemps 2012, sans doute sous l’effet des manifestations qui ont suivi les soupçons de fraudes, mais s’établissent respectivement à 39 % et 2,1 %. De quoi méditer la sentence professée par Joseph Staline et rappelée par les auteurs de cette étude : “Ce qui compte ce n’est pas le vote, c’est comment on compte les votes.“
P.S. : l’empreinte canadienne présente elle aussi un motif bimodal, saurez-vous trouver pourquoi ?
Source : P. Klimek et al., Statistical detection of systematic election irregularities, PNAS, 24 septembre 2012.
Crédit photo : Норвежский Лесной – http://nl.livejournal.com/1082778.html