Connaissez-vous le psycho-sociologue américain Stanley Milgram ? S’il est en particulier connu pour son expérience mesurant le degré de soumission à l’autorité des individus (mis en avant dans le film I… comme Icare avec Yves Montand, dont vous pouvez visionner un long extrait ici), il a également laissé son nom à un paradoxe, mis en évidence en 1967. Plus connue sous le nom des “six degrés de séparation”, cette théorie, contraire à l’intuition générale, indique que chaque personne est reliée à n’importe quel autre habitant du globe par un nombre restreint (environ 6) de relations sociales. En d’autres termes, vous connaissez quelqu’un, qui connaît quelqu’un… qui connaît (plus ou moins bien) Barack Obama, ou un paysan des plateaux andins. Si cette théorie semble s’appliquer à de nombreux réseaux contemporains (le Web, Facebook ou encore la communauté scientifique internationale), des chercheurs de l’université du Michigan emmenés par Mark Newman se sont posé une question : le monde est petit, d’accord, mais cela a-t-il été toujours le cas ?
Pour le savoir, ils se sont penchés sur l’un des événements majeurs du Moyen Âge, l’épidémie de Peste Noire qui a ravagé l’Europe au milieu du XIVe siècle et continue d’intéresser les chercheurs (nous avions évoqué une précédente étude, conduite par des biologistes, qui avait remonté l’arbre généalogie du bacille de la peste bubonique à partir de son ADN). La particularité de cette épidémie médiévale est sa dynamique de propagation : “débarquant” depuis les îles méditerranéennes à Marseille, elle a ensuite balayé l’Europe en une vague continue, du sud au nord, à une vitesse moyenne de 800 km par an, soit environ 2 km par jour. La diffusion de l’agent infectieux – par la piqûre d’une puce transposée par les rats ou les hommes – repose sur les contacts humains et dépend donc de la nature du réseau social qui les lie les uns aux autres, ce qui en fait un bon thermomètre de la “petitesse” du monde médiéval.
Au Moyen Âge, on ne connaissait que ses voisins
Les chercheurs sont partis de cette observation sur la vague bubonique qui a traversé le continent pour tirer des conclusions sur la carte des interactions sociales de l’époque, et notamment sur la vigueur des relations à longue distance. En s’appuyant sur un modèle mathématique de propagation spatiale de l’épidémie, les chercheurs américains ont montré que cette vague de vitesse constante reposait sur une probabilité de contagion d’un individu inversement exponentielle à la distance le séparant d’un porteur du bacille. En effet, dans le cas où les relations à longue distance se font plus fréquentes, la propagation devient alors plus erratique, faisant apparaître rapidement plusieurs foyers éruptifs distants les uns des autres et des fronts contagieux qui s’entrechoquent.
Deuxième étape de leur raisonnement : cette loi de décroissance exponentielle des relations sociales en fonction de la distance entre individus se traduit par des propriétés particulières quant à la nature du réseau social de l’époque. Ils ont notamment quantifié dans le cadre de cette hypothèse la distance (en nombre de relations inter-individuelles) entre deux individus pris au hasard : celle-ci est plus grande que celle mesurée sur un réseau contemporain, qualifié par les mathématiciens de “réseau petit monde” (dont il avait déjà été question dans un précédent article sur la dynamique des rumeurs).
Les propriétés connectives des réseaux sociaux observées ces dernières années ne s’appliquaient donc pas au Moyen Âge : à l’époque, pas de Facebook, nous permettant de garder le contact (plus ou moins superficiel) avec des centaines d’amis, les seuls contacts se font en face-à-face, au sein d’une communauté spatialement resserrée. Reste une question : “Si le réseau social mondial présente aujourd’hui les caractéristiques d’un réseau petit monde alors que ce n’était pas le cas au XIVe siècle, quand les choses ont-elles changé ?” La mutation sociale observée semble intimement liée à la démocratisation des modes de transport à longue distance (voies ferrées, lignes aériennes) au cours des deux derniers siècles ; l’étude d’autres épidémies (comme les différentes épidémies de choléra ou l’épidémie de la grippe espagnole de 1918-1920) pourrait permettre de préciser la date où le monde s’est ainsi rétréci.
Source : S.A. Marvel et al., The small-world effect is a modern phenomenon, arXiV, 9 octobre 2013.
Crédit photo : Sveta Bogomolova – Flickr (CC BY-NC 2.0) ; d’après Andy85719 – Wikimedia Commons (CC BY-SA 3.0).