Il sera question dans cet article de cadavres vieux de 650 ans, d’un empereur byzantin du VIe siècle, de généticiens-historiens, et surtout d’une bactérie coriace répondant au doux nom de Yersinia pestis

Tout commence en 1986, lorsqu’une équipe du musée de Londres découvre dans le quartier londonien de East Smithfield, près de la Tour de Londres, une série de squelettes enterrés vers 1348. Cette année-là, l’Europe entière subit une épidémie qui frappera plus d’un tiers de la population du continent, décimant en cinq ans plus de vingt-cinq millions de personnes : la Peste Noire. Retour en 2011. Une équipe internationale et pluridisciplinaire, réunissant des généticiens et des anthropologues venus d’Allemagne, du Canada et des États-Unis, entreprend l’analyse des fragments d’ADN contenus dans les os et les dents de ces squelettes, sujets du roi Édouard III. Dans quel but ? Reconstituer l’ADN de l’agent qui les a tués, le bacille de la peste bubonique Yersinia pestis. Un travail à mi-chemin entre l’archéologie et le génie génétique, qui n’est pas sans rappeler le personnage de John Hammond qui reconstitue dans le film Jurassic Park le génome des dinosaures disparus.

Si l’agent responsable de la peste est connu depuis 1894 et les travaux menés à l’Institut Pasteur par Alexandre Yersin (qui a donné son nom au bacille), nous ne connaissons que sa forme moderne, moins virulente et moins contagieuse que celle qui a provoqué l’épidémie de la Peste Noire. En reconstituant le génome du bacille de la peste dans sa version 1348, bien plus dangereuse, les généticiens souhaitent ainsi le comparer à sa variante actuelle afin de mieux comprendre l’évolution de cet agent pathogène.

Déchiffrer des gènes médiévaux

En comparant le code génétique du bacille dans ses versions médiévale et moderne, les biologistes ont constaté qu’il n’avait subi qu’une poignée de changements en plus de six siècles.

L’ADN contenu dans les squelettes vieux de plus de 650 ans est en mauvais état, les biologistes ne trouvant que des fragments contenant en moyenne seulement 55 paires de base (les lettres A, C, T, G du code génétique). Le génome complet du bacille Yersinia pestis contient près de 5 millions de bases, réparties sur plusieurs molécules : un chromosome de 4,6 millions de bases, et trois autres molécules d’ADN nommées plasmides – pMT1 (environ 100 000 bases), pCD1 (environ 70 000) et pPCP1 (9 600). Le travail de reconstitution est titanesque : il équivaut à réécrire un livre de près de 2 500 pages à partir de morceaux de texte longs de quelques cinquante caractères (soit une ligne environ) ! Les généticiens y parviennent néanmoins grâce à des techniques évoluées d’amplification et de comparaison des fragments d’ADN. pPCP1, le plus petit plasmide, est ainsi reconstitué à 98,7%.

Cet ADN médiéval peut maintenant être comparé aux souches modernes de la peste. L’étude ne discerne qu’une centaine de substitutions d’une base par une autre. Le bacille de la peste a donc très peu évolué en l’espace de 650 ans, le nombre de mutations de son patrimoine génétique étant restreint. Il est possible  d’estimer à partir de l’arbre généalogique (on dira plutôt phylogénétique) de Yersinia pestis la date d’apparition de l’ancêtre commun à la souche de 1348 et à ses variantes modernes : les chercheurs la situent entre 1282 et 1343, faisant ainsi de la Peste Noire la toute première apparition connue de la peste chez l’homme. Et c’est ici que Justinien fait son apparition. Cet empereur byzantin a régné de 527 jusqu’en 565 sur une grande partie du pourtour méditerranéen, période pendant laquelle une épidémie de peste a ravagé son empire, emportant notamment le pape Pélage II à Rome en 590. Cette peste serait d’après les chercheurs trop ancienne pour être attribuée à la souche Yersinia pestis qui a provoqué la Peste Noire, puisqu’elle serait apparue, selon l’analyse de son génome, sept siècles plus tard. Une conclusion toutefois remise en question par le professeur Mark Achtman, de l’université de Cork (Irlande), qui reproche à cette étude d’avoir écarté d’autres souches de la peste jugées trop éloignées, faussant ainsi la datation de l’arbre phylogénétique.

Une chose est sûre : le génome du bacille de la peste a peu évolué entre le XIVe siècle et aujourd’hui. Comment expliquer alors la baisse de sa virulence et de sa dissémination, alors que les épidémiologistes attendent en général une hausse de la violence des épidémies avec le temps ? Peut-être est-ce dû aux modifications dans l’ordre des gènes au sein du chromosome, leur position pouvant influencer sur leur transcription et donc sur leur action. Il est également possible que les caractéristiques d’une épidémie ne reposent pas uniquement sur les propriétés intrinsèques de l’agent infectieux : d’autres facteurs, comme le climat, les conditions sociales et biologiques des populations hôtes ou l’interaction avec d’autres pathologies, interviennent sans doute dans la dynamique d’une épidémie. L’étude d’autres ADN fossiles, par exemple de la grippe, pourrait nous éclairer sur ces mécanismes, et nous aider à mieux nous protéger d’une vague mortelle telle qu’en a connu l’Europe au milieu du XIVe siècle.

Source : K. Bos et al., A draft genome of Yersinia pestis from victims of the Black Death, Nature, 12 octobre 2011 ; V. Schuenemann et al., Targeted enrichment of ancient pathogens yielding the pPCP1 plasmid of Yersinia pestis from victims of the Black Death , PNAS, 29 août 2011.