Le Monde du silence est en réalité bien animé. Restons dans le domaine cinématographique : tous les spectateurs du dessin animé Le Monde de Nemo se souviennent du dialogue entre Dory et la baleine, et savent donc que les habitants des profondeurs communiquent entre eux (même si les barrières linguistiques semblent y exister). Qu’en est-il sur le plancher des océans ? Une équipe de biologistes américains, autour d’Erica Staaterman de l’université de Miami (Floride), a tendu ses micros au crustacé Hemisquilla californiensis.
Hemisquilla californiensis fait partie de la famille des crevettes-mantes. Comme son nom ne l’indique pas, ce crustacé n’est pas une crevette ; il est nommé ainsi en raison de ses pinces repliées, à la façon de la mante religieuse. Long de 20 centimètres, il vit dans des terriers qu’il creuse dans les couches de vase du fond marin, en Californie du Sud (les chercheurs se sont installés au large de l’île Santa Catalina, près de San Monica). Une précédente étude, menée en 2006, s’était déjà intéressée à l’acoustique de cet organisme benthique : conduite en aquarium, elle avait montré que seuls les mâles produisent des grondements (rumbles en anglais) en faisant vibrer leurs mandibules postérieures. L’observation des crustacés dans leur habitat naturel permet de préciser la nature des sons qu’ils produisent et la fonction écologique de cette communication sonore.
À partir des sons enregistrés par les hydrophones disposés à proximité des terriers, les chercheurs ont établi les spectrogrammes (représentant le spectre des fréquences au cours du temps) qui caractérisent la voix des crustacés.
Des motifs apparaissent : des grondements de même fréquence (indiquant la hauteur du son) se succèdent par groupe de 2, 3 ou 4, à moins d’un quart de seconde d’intervalle, le premier grondement étant généralement plus long que les suivants. Ces grondements groupés se répètent au bout de quelques secondes, et forment de longues séries de plusieurs minutes, voire plusieurs heures. Les sons émis par les crevettes-mantes sont audibles pour l’homme, leur fréquence étant voisine de 170 Hz en moyenne ; cette hauteur varie cependant d’un enregistrement à l’autre.
Des voix singulières
Il arrive que deux séries de grondements distincts par leurs fréquences se superposent : chaque groupe de grondements est attribué à un crustacé différent, qui émet des sons à une hauteur qui lui est particulière. Les crustacés communiquent en même temps, et leurs voix distinctes se mêlent sur l’enregistrement. Parfois, un plus grand nombre de grondements se superposent : les biologistes parlent alors de “chœurs” de crustacés.
Ces résultats permettent de préciser l’écologie acoustique de Hemisquilla californiensis. Connaissant la fréquence des grondements et la vitesse de leur propagation dans l’eau (de l’ordre de 1500 mètres par seconde), on peut estimer qu’un crustacé se fait entendre à 9 mètres à la ronde : suffisant pour atteindre ses congénères, installés dans les terriers voisins, distants de quelques mètres, et les tenir éloignés de son terrier. Les grondements permettraient ainsi aux mâles de marquer leurs territoires, mais aussi d’attirer les femelles dans leurs terriers. En effet, les observations ont eu lieu entre les mois de mars et de juin, période d’accouplement pendant lesquels mâles et femelles résident ensemble dans les terriers. La fréquence des grondements, le nombre de répétition au sein d’un motif, ou encore la puissance des sons émis, varient d’un crustacé à l’autre, et pourraient peut-être renseigner les femelles sur les capacités reproductives des mâles, et orienter ainsi leur choix pour le domicile conjugal.
Source : E. Staaterman et al., Rumbling in the benthos: acoustic ecology of the California mantis shrimp Hemisquilla californiensis, Aquatic Biology, 4 août 2011.
Crédits photo : Erica Staaterman.