Du tour du monde entrepris par Louis Antoine de Bougainville avec La Boudeuse et L’Étoile à l’exploration des îles Galápagos par Charles Darwin partant sur le Beagle, l’histoire des sciences naturelles est rythmée par les grands voyages naturalistes. Les équipes de l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD) marchent sur ces illustres traces avec la campagne EXBODI, menée au cours du mois de septembre 2011 au large d’archipel de Nouvelle-Calédonie, située à plus de 17 000 kilomètres de la métropole, en plein océan Pacifique. Connues pour ses terres ocres et sa flore endémique étonnante (récemment mise à l’honneur dans les Grandes Serres du Jardin des Plantes à Paris), la Nouvelle-Calédonie est aussi riche de ses fonds marins. Le but de ce voyage : étudier la biogéographie de la faune des zones marines profondes pour comprendre les mécanismes de sa biodiversité.

L’équipage a pris ses quartiers à bord de l’Alis, pour une expédition de 26 jours sur la côte Est de la Grande Terre, pendant laquelle il a tenu régulièrement son carnet de bord numérique. La collecte, effectuée par drague ou chalut, entre 200 et 800 mètres de profondeur, a abouti à une pêche miraculeuse : environ 500 spécimens de poissons, 2700 cnidaires (regroupant méduses et anémones de mer), 78 lots de coraux fossiles, autant de spécimens d’éponges, auxquels s’ajoutent mollusques, crustacés et échinodermes (oursins, étoiles de mer, etc.) ! Un travail titanesque attend les taxonomistes pour identifier et classer l’ensemble des échantillons, fixés dans l’éthanol après leur prélèvement puis rapatriés en métropole pour être étudiés. Certaines espèces dites cryptiques ne peuvent être distinguées par leur morphologie : les biologistes étudient alors la séquence de leur ADN, extraites de leurs cellules. Ils participent ainsi au projet international Barcode of life, gigantesque catalogue des caractéristiques génétiques des espèces connues, contenant à ce jour près de 1,4 million de séquences.

La richesse des fonds néo-calédoniens

L’archipel de Nouvelle-Calédonie, en plein océan Pacifique.

Par l’analyse de leur patrimoine génétique, les biologistes cherchent à déterminer si les populations de la pente océanique bordant la Grande Terre et celles peuplant les monts sous-marins ont certains liens de parenté phylogénétique. En s’intéressant à un taxon particulier (un groupe d’espèces partageant des caractères communs), on peut pointer des différences et chercher à comprendre les mécanismes évolutifs ayant amené à ces variations (à la façon de Darwin auscultant le bec des pinsons des Galápagos, se limitant à l’époque aux critères morphologiques).

Car la grande diversité des fonds néo-calédoniens étonnent même l’équipage, qui note dans son carnet de bord : “Chaque nouvelle campagne dans les eaux de Nouvelle-Calédonie confirme que sa faune est extraordinaire tant par sa diversité que son originalité. Véritable laboratoire de l’évolution, cette région abrite un patrimoine unique, à conserver absolument.” En témoignent les turridae, des mollusques gastéropodes dont on retrouve plus de 1 400 espèces dans les fonds néo-calédoniens parmi les plus de 4 000 référencées. Ces gastéropodes sont des prédateurs, chassant les poissons ou d’autres mollusques grâce à un “harpon” venimeux, chargés de toxines dont certaines ont un intérêt pharmacologique. Au-delà de l’aspect patrimonial et scientifique, connaître et préserver cette biodiversité naturelle des gastéropodes marins protège une “banque” naturelle de molécules aux propriétés intéressantes pour l’homme, comme le rappelait la conférence de Nagoya qui s’est tenue l’an dernier.

D’autres espèces des fonds marins sont des sources de molécules actives pour la pharmacie. C’est le cas des crinoïdes, comme Gymnocrinus richeri, chez qui les chimistes ont isolé un nouveau groupe de pigments, dont l’un des éléments est également utilisé contre les virus de la dengue. Ces animaux marins, ressemblant étrangement à des végétaux (d’où leur noms, krinon – κρίνον – voulant dire lys en grec), ont été identifiés lors d’une précédente campagne menée en 1985, alors que les paléontologues pensaient que ces formes avaient disparu il y a 140 millions d’années ! Un exemple de fossiles vivants (dont le plus célèbre est le cœlacanthe), qui témoigne encore une fois de la grande richesse de fonds marins de la Nouvelle-Calédonie.

Parmi les spécimens pêchés, on pourrait évoquer les annélides, l’un des trois groupes les plus diversifiés dans les milieux marins profonds, à côté des crustacés péracarides et des mollusques. Les associations entre coraux et certains animaux, comme des crevettes, des anémones, ou certains céphalopodes, qui évoquent une forme d’interaction non-parasitaire nommée commensalisme, apparemment plus répandue qu’escompté par l’équipage…

Face à cette quantité impressionnante d’échantillons emmagasinés, un immense travail attend maintenant les biologistes de l’Institut de Recherche pour le Développement, du Muséum National d’Histoire Naturelle, de l’université Pierre et Marie Curie, et leurs collaborateurs étrangers, comme Laura Robinson, paléocéanographe à la Woods Hole Oceanographic Institution, qui remonte l’histoire des océans à partir de la composition chimique des coraux. Depuis les entrailles de la Terre, aux antipodes, ils éclaireront les voies de la richesse du monde animal.

Crédits photo : © IRD / Pierre lozoue ; SeaWiFS Project, NASA/Goddard Space Flight Center, and ORBIMAGE.