Le 1er octobre 2017, plus de deux millions de Catalans se déplaçaient dans les urnes pour le référendum d’autodétermination organisé – sans le consentement de l’État espagnol – par le gouvernement catalan dirigé par Carles Puigdemont. Ce scrutin contesté venait conclure une campagne âpre opposant dans les rues indépendantistes et unionistes, ces derniers souhaitant que la Catalogne reste partie intégrante de l’Espagne. Cette grande polarisation de la société catalane a trouvé un écho, comme tous les débats de société aujourd’hui, sur les réseaux sociaux. Manlio De Domenico, chercheur à la Fondazione Brusso Kessler (Trieste, Italie), et ses collègues italiens se sont penchés de plus près sur l’activité de Twitter entre le 22 septembre et le 3 octobre, analysant plus de 3,5 millions de tweets reprenant les hashtags associés au référendum (#Catalunya, #Catalonia, #Catalogna, #1Oct, #votarem, #referendum…) émanant de plus de 500 000 comptes Twitter. Ils se sont plus particulièrement intéressés au rôle joué par les “social bots”, des comptes gérés par ordinateur pour interagir avec les utilisateurs humains du réseau. Quelle place occupe ces “robots sociaux” dans la conversation espagnole sur les réseaux sociaux ? Ont-il une influence sur les deux camps qui s’opposaient dans ce référendum ?
Première question : comment repérer un bot dans la foule des twittos espagnols ? Il existe, outre des modes d’emploi pour créer son propre bot, des outils en ligne qui permettent d’identifier ces “faux comptes” par des outils d’intelligence artificielle (IA) appelés apprentissage automatique (ou machine learning), tels que Botometer développé par des chercheurs de l’université de l’Indiana (États-Unis). Ces outils sont toutefois inadaptés à l’ampleur de la tâche à laquelle se sont attelés les chercheurs italiens sur la campagne référendaire catalane. Ils ont donc développé leur propre algorithme d’AI qui va analyser pour chaque compte Twitter dix paramètres, parmi lesquels la personnalisation ou non de la photo de profil du compte (le faux “œuf” par défaut, qui a laissé la place à un plus anonyme profil grisâtre), la présence de métadonnées géographiques (enregistrées lorsqu’on utilise Twitter à partir de son smartphone) ou encore l’activité spécifique du compte. En effet, les bots se distinguent par une activité frénétique, avec une proportion plus importante de retweets (relais de messages postés par d’autres utilisateurs) par rapport aux tweets originaux et un faible nombre de followers (personnes abonnées au compte pour suivre son activité) alors qu’un bot va suivre un grand nombre de comptes. L’algorithme mis en place par les physiciens italiens permet de détecter dans plus de neuf cas sur dix si un compte est géré par un humain ou un bot.
Les bots amplifient les antagonismes de la société numérique
Les chercheurs ont fait mouliner leur algorithme sur les millions de tweets récupérés sur le réseau social. Ainsi, pendant la campagne référendaire, près d’un tweet sur quatre émanait d’un bot ! Ils ont poursuivi leurs investigations en s’intéressant aux interactions entre twittos : retweets (relais d’un tweet posté par un autre utilisateur), mentions (indications du nom d’un autre twitto dans son message) ou réponses à un autre tweet. Résultat, si la grande majorité de la conversation sur Twitter s’établit entre des “vrais” utilisateurs, près d’une interaction sur cinq est dirigée d’un bot vers un humain, le bot choisissant dans la plupart des cas de retweeter un message posté par un humain (74 %) ou de mentionner leur avatar dans son message (25 %). Conclusion : non seulement les bots produisent un grand nombre de contenus, mais ils s’intègrent pleinement à la dynamique sociale qui naît sur Internet.
Pour aller plus loin et tenter de percer d’éventuelles différences de comportements entre indépendantistes et unionistes, Manlio De Domenico et ses collègues ont étudié le cœur des échanges numériques, en se focalisant sur les utilisateurs les plus actifs (ceux ayant fait au moins un retweet et une mention ou réponse pendant la période étudiée). De façon neutre, ils ont scindé ce cœur en deux groupes, chacun préférant interagir en son sein plutôt qu’avec l’autre groupe. Au final, ils ont identifié deux groupes de 6 000 utilisateurs environ, composés respectivement de 18 % et 12 % de bots. Les chercheurs ont observé le contenu des tweets, analysant le champ lexical des messages mais également l’utilisation d’émoticônes et d’acronymes comme lol, ainsi que les hashtags utilisés. Ils ont ainsi pu montrer que dans le groupe 1, les mots d’indépendance étaient associés au combat, à la dictature du gouvernement espagnol et aux violences policières, permettant de l’identifier comme le cœur des activistes indépendantistes, alors que le groupe 2 réunissait les unionistes. Là où le groupe 2 émet des messages positifs, un sentiment plus négatif se dégage du groupe 1 des indépendantistes.
Quel rôle joue les bots dans chacun de ces groupes ? En utilisant l’algorithme PageRank (à la base du moteur de recherche Google), on peut montrer que les humains occupent dans chacun des deux groupes d’activistes une place plus centrale. Les bots agissent en périphérie mais de façon stratégique, privilégiant les interactions avec les humains les plus actifs et les plus connectés. Plutôt que d’envoyer des messages générés de façon automatique, les bots vont donc privilégier le relai de messages produits par des humains, en ciblant en priorité les twittos les plus influents. Les bots semblent partager des messages du même champ d’émotion que les humains : positifs chez les unionistes, plus négatifs chez les indépendantistes. Toutefois, une analyse plus poussée montre que certaines des associations de hashtags les plus polémiques (comme #sonunesbesties “ce sont des bêtes”) n’émanent que des bots, indiquant leur intention d’envenimer la situation de conflit. Les bots “indépendantistes” ont donc contribué les jours précédant le vote à exposer les partisans de ce camp à des contenus négatifs, diffusant des messages violents, renforçant sur les réseaux sociaux les tensions qui traversaient déjà la société catalane. Alors que les réseaux sociaux occupent une place prééminente dans les mouvements sociaux et les campagnes électorales, de tels outils devraient permettre de surveiller l’utilisation malveillante de ces réseaux par les bots pour tenter d’en minimiser l’impact.
Source : M. Stella et al., Bots increase exposure to negative and inflammatory content in online social systems, PNAS, 4 décembre 2018.
Crédit photo : Arthur Caranta – Flickr (CC BY-SA 2.0).