Ma mère-grand, que vous avez de grandes jambes ? C’est pour mieux courir, mon enfant. Ma mère-grand, que vous avez de grandes oreilles ? C’est pour mieux écouter, mon enfant. Ma mère-grand, que vous avez de grands yeux ? C’est pour mieux voir, mon enfant. Ma mère-grand, que vous avez de grandes dents. C’est pour te manger. Et en disant ces mots, ce méchant Loup se jeta sur le Petit Chaperon rouge, et la mangea.
Ainsi se termine, de façon tragique, le conte Le Petit Chaperon rouge, écrit par Charles Perrault en 1698. Peut-être êtes-vous plus familiers de la version des frères Grimm, parue en 1857, qui s’achève par la victoire de l’enfant et de sa grand-mère, libérées du ventre du prédateur par un chasseur ? Les contes évoluent en effet au cours du temps, au gré de leur transmission (essentiellement orale) d’une génération à l’autre, sous l’influence des codes sociaux de l’époque et des interactions avec d’autres histoires venues d’ailleurs. C’est le sujet des recherches de Jamshid Tehrani, anthropologue à l’université de Durham (Royaume-Uni) : s’intéressant à la transmission de la culture au cours du temps, il a voulu reconstituer l’arbre phylogénétique du Petit Chaperon rouge, à la manière des biologistes qui remontent l’arbre de l’évolution des espèces.
L’étude des contes se fonde sur une classification commencée en 1910 par le finlandais Antti Amatus Aarne et complétée successivement par l’américain Stith Thompson puis l’allemand Hans-Jörg Uther. Les folkloristes utilisent ainsi une référence unique pour identifier les différentes variantes d’un même conte-type : Le Petit Chaperon rouge est désigné par la référence ATU 333, parmi la catégorie des contes merveilleux faisant figurer un adversaire surnaturel. Cependant, de nombreux critiques s’opposent à cette classification, à leurs yeux arbitraire et trop ethnocentrée sur l’Europe. Ainsi, Le Petit Chaperon rouge apparaît très proche d’un autre contre-type, Le Loup, la Chèvre et ses Chevreaux, pourtant classé séparément par Aarne, Thompson et Uther (ATU 123) en raison de l’absence de protagonistes humains et d’autres différences dans l’histoire (le nombre de victimes du loup, ou encore le fait que le crime ait lieu chez la grand-mère ou chez la victime elle-même). Pour savoir si ces deux contes-types ont été séparés avec raison, Jamshid Tehrani a recensé 58 variantes de ces deux contes, provenant d’Europe mais aussi du Moyen-Orient, d’Afrique et d’Asie de l’Est. Son objectif : rechercher – s’il existe – un ancêtre commun aux contes ATU 333 et ATU 123, et comparer leur évolution.
D’Ésope au Père Castor…
Pour cela, l’anthropologue s’est appuyé sur des outils de biologie évolutive, utilisés de plus en plus souvent pour l’étude des phénomènes culturels, comme l’essor des langues ou des artefacts humains. Deux chercheurs britanniques de l’université de Cambridge parlent à ce sujet de “phylomémétique” pour caractériser l’étude phylogénétique d’éléments non-génétiques. Ici, l’analyse se fonde sur la comparaison des 58 variantes sélectionnées à partir de 72 critères objectifs : la présence ou non d’un chaperon rouge (!), l’espèce à laquelle appartient le prédateur (loup, tigre, hyène, ours ou encore alligator), le fait que le prédateur déguise sa voix pour tromper sa future victime, l’interrogation de cette dernière sur l’étrange apparence de sa mère-grand, etc. Pour Jamie Tehrani, l’avantage de cette approche par rapport à la classification ATU est qu’elle “définit des types par rapport à des ancêtres communs supposés des contes plutôt qu’à des variantes existantes, et utilise toutes les caractéristiques comme des preuves potentielles de leurs relations“.
Plusieurs modèles mathématiques sont ensuite utilisés pour reconstituer à partir de cette matrice un arbre reliant les variantes en fonction de leur similarité. Quel que soit le modèle, l’arbre phylomémétique du Petit Chaperon rouge fait apparaître trois branches distinctes. La première regroupe toutes les variantes classées ATU 333. Au début de cette branche figure un poème rédigé en latin par un prêtre de Liège (Belgique) et redécouvert en 1992, puis les versions de Perrault et des frères Grimm. Si la quasi totalité des contes de cette branche proviennent d’Europe, on y retrouve également une version iranienne et un conte Igbo, provenant du Nigeria. Pour Jamie Tehrani, plus qu’une possible multiplicité d’origines géographiques pour un même conte-type, ces deux variantes extra-européennes témoignent plutôt de traductions orales de contes venus de l’Occident.
Une autre branche de l’arbre phylomémétique regroupe les variantes européennes du conte-type ATU 123 ainsi que des contes africains, que les folkloristes avaient plus de difficultés à classer. À la base de cette branche, on repère deux contes d’Ésope, le fabuliste grec, dont la trace écrite la plus ancienne date du quatrième siècle de notre ère. Enfin, la troisième branche se limite aux contes provenant d’Asie de l’Est (Japon, Chine, Corée, Taïwan), appelés souvent La vieille femme tigre. La classification ATU semble donc pertinente, mais toutefois incomplète car elle avait échoué à séparer les contes africains de leurs cousins asiatiques, qui constituent un conte-type distinct.
Alors que certains émettaient l’hypothèse que ce conte asiatique soit le “chaînon manquant” entre les deux contes-types du Petit Chaperon rouge et du Loup, la Chèvre et ses Chevreaux, l’analyse des caractéristiques de ces contes asiatiques indique qu’ils résulteraient plutôt d’une hybridation postérieure des contes-types ATU 333 et ATU 123. Le Petit Chaperon rouge n’a pas d’ascendants aux yeux bridés, c’est même plutôt l’inverse ! Alors, où se situe l’ancêtre primordial de la petite fille imprudente ? La réponse réside sans doute dans un conte ayant inspiré à la fois Ésope et le prêtre liégeois qui a laissé le conte De puella a lupellis seruata, en espérant qu’il en existe une trace écrite, vieille de plus de deux mille ans.
Source : J.J. Tehrani, The Phylogeny of Little Red Riding Hood, PLoS ONE, 13 novembre 2013.
Crédit photo : Gustave Doré – Wikimedia Commons.