Comment l’encyclopédie Wikipédia est parvenue à s’étoffer en dix ans de plus de 15 millions d’articles, répartis entre 281 éditions, pour devenir aujourd’hui, selon une étude du site Alexa, le septième site internet le plus consulté dans le monde ? Grâce à une communauté de contributeurs passionnés qui partagent leurs connaissances sur les sujets les plus incongrus, des racines bovines du littoral de la mer du Nord à la valeur propédeutique de l’espéranto. Si le site, exceptionnel par ses dimensions (et sa philosophie), a été l’objet de nombreuses études scientifiques, peu se sont intéressées jusqu’alors à cette communauté des contributeurs. Des chercheurs du département de physique théorique de l’université de Budapest (Hongrie) nous apportent aujourd’hui un éclairage sur ces geeks d’un genre particulier, et sur les différences qui apparaissent entre les éditions.
Les chercheurs hongrois ont sélectionné les 34 éditions les plus importantes, qui contiennent chacune plus de 100 000 articles (de l’édition anglaise avec 3,6 millions de pages à son équivalent slovène qui n’en compte que 109 000), et observé à quel rythme les pages se remplissent, en relevant l’heure de chaque modification (455 millions pour l’édition anglaise !). La quasi-totalité des éditions évoluent selon un même schéma universel de 24 heures. L’activité éditoriale, ralentie pendant la nuit, reprend vers 6 heures du matin pour augmenter jusqu’à midi, et atteint un pic vers 21 heures. Ces cycles dits circadiens, rencontrés partout dans la nature (à écouter une belle émission de France Inter sur ce sujet), se calquent en effet sur le rythme de l’activité générale (on retrouve les mêmes schémas temporels pour tous les moyens de communications). Certaines éditions s’éloignent pourtant de ce moule temporel.
Spécificités locales
L’activité des éditions hispanophone et lusophone est ainsi décalée de deux heures par rapport au cycle universel : faut-il en conclure qu’Espagnols et Portugais sont des lève-tard ? En réalité, ce retard est dû à la participation de contributeurs situés outre-Atlantique, en décalage horaire par rapport à la référence établie sur le continent européen. Ainsi, si le creux d’activité a lieu à 6 heures au Portugal, il intervient à 11h (heure portugaise) pour les wikipédiens de Rio de Janeiro. En analysant ce décalage, les chercheurs estiment que 60 % des contributions de la version portugaise proviennent d’Amérique du Sud, contre 35 % du Portugal ; les Espagnols alimentent la version hispanophone à hauteur de 45 %, contre 30 % pour l’Amérique du Sud et 20 % pour l’Amérique Centrale.
Le profil temporel de la version anglaise se distingue nettement de celui des autres éditions : il présente un maximum vers midi (la référence étant prise à l’heure du Centre, le fuseau horaire passant par le Texas et le Minnesota, au centre des États-Unis). En effet, les contributeurs à l’édition anglophone se recrutent sur tous les fuseaux horaires du globe, introduisant une quantité de décalages. De façon étonnante, bien que la majeure partie des locuteurs se situent sur le continent américain, l’Amérique du Nord ne compte que pour 51 % des contributions, face à l’Europe qui fournit 42 % des contributions à cette édition. La fuite des cerveaux a lieu même sur Wikipédia…
En suivant la même démarche, les chercheurs hongrois ont constaté que la version persane, fa.wikipedia.org, est principalement alimentée par la diaspora iranienne, localisée en Europe (30 % des contributions) et en Amérique du Nord (25 %). Un nombre important d’étudiants et d’universitaires ont en effet fui le régime de la Révolution islamique et la répression intellectuelle.
La même analyse temporelle peut être dressée non pas sur une journée mais sur une semaine. Ainsi, certaines éditions sont plus alimentées la semaine que le week-end, telles les versions allemande et italienne ; l’édition arabe se distingue par une activité accrue le vendredi, jour chômé dans un grand nombre de pays, de l’Arabie Saoudite à l’Irak en passant par l’Algérie. Au rayon des spécificités locales détectées par le rythme des contributions sur Wikipédia, la plus grande activité vespérale et nocturne des pays asiatiques (tels le Japon, la Chine et la Corée) est mise en rapport au plus grand nombre d’heures passées au travail. La réduction du temps de travail contribuerait ainsi à enrichissement du contenu de Wikipédia.
Source : T. Yasseri et al., Circadian patterns of Wikipedia editorial activity: A demographic analysis, arXiV, 8 septembre 2011.
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