Il y a un peu plus d’un an, une triade d’économistes de l’École polytechnique fédérale de Zurich (Suisse) décortiquaient les entrelacs qui constituent le réseau global des multinationales, mettant à jour une structure hiérarchisée dominée par une super-entité de petite taille mais contrôlant une grande part de l’activité internationale (vous pouvez retrouver les détails de l’affaire dans l’article World Company : mythe ou réalité ?). La même équipe replonge cette année dans le grand bain de l’économie mondiale pour construire le réseau “social” des grandes entreprises mondiales. Si les liens tissés traversent les frontières nationales, des communautés se forment, autour d’activités économiques semblables mais surtout entre acteurs résidant dans le même pays. La World Company serait-il moins cosmopolite qu’on pouvait le croire ?
L’étude suisse s’intéresse à 43 060 multinationales, installées pour la majorité aux États-Unis et en Europe (même si les chercheurs ont dénombré également 139 compagnies installées aux Bermudes et 40 aux Îles Caïman, deux pays connus pour leur fiscalité avantageuse). Le réseau complet fait apparaître plus de 600 000 entités (compagnies ou actionnaires) associées à ces multinationales, nouant entre elles plus d’un million de liens capitalistiques. Parmi les 23 825 sous-réseaux indépendants qui apparaissent, les chercheurs helvètes avaient mis en évidence en 2011 l’existence d’un mastodonte rassemblant les trois-quarts des entités et qui écrase les autres regroupements économiques, dont neuf sur dix rassemblent moins de dix entités. Ils ont cette fois-ci observé plus en détail les affinités qui émergent entre les quelque 460 000 entités économiques formant le cœur interconnecté de l’économie mondiale.
La structure interne de ce réseau prépondérant est mise au jour grâce à la notion de modularité. Cette grandeur estime le caractère uniforme ou au contraire segmenté du réseau en diverses communautés relativement indépendantes les unes des autres : plus la modularité du réseau est élevée, plus celui-ci est formé de micro-structures délimitées, caractérisées par une grande densité de liens internes et quelques liens la reliant à d’autres communautés. Un algorithme maximisant la modularité du réseau permet d’appréhender sa structure interne : le calcul aboutit à un total de près de 7 000 communautés capitalistiques, d’importance très variable, et qui ne peut pas être expliqué par le hasard de l’organisation d’un nombre si important d’entités interconnectées. Alors que 99 % des communautés rassemblent moins de mille firmes, les deux plus grosses tournent chacune autour de 50 000, soit environ 10 % de l’ensemble !
Une domination anglo-saxonne et bicéphale, adossée à un secteur financier essentiel
La plus grosse communauté est dominée par les États-Unis, qui hébergent 59 % des firmes la composant, suivis par le Canada avec 7 %, trois pays asiatiques (Japon, Taïwan et Corée du Sud) détenant quant à eux 10 % de la micro-structure. Cette communauté constitue un poids lourd de l’économie mondiale, comptant pour 34 % de la valeur totale des multinationales ; elle se consacre principalement à trois secteurs économiques, d’importance quasi égale : services, industries manufacturières et activités commerciales. Viennent ensuite sept communautés majoritairement européennes, rassemblant entre 5 000 et 50 000 firmes. La plus importante d’entre elles, qui représente 17 % du résultat d’exploitation des multinationales, est emmenée par le Royaume-Uni (42 %), l’Allemagne suivant avec environ 10 % des firmes ; cette communauté européenne se distingue par la prédominance des activités commerciales, qui représentent près de 40 % de l’ensemble, soit autant que les services et l’industrie réunis. Enfin, la première communauté dominée par des puissances économiques asiatiques se classe au douzième rang.
Conclusion : le poids des origines géographiques dans la constitution des communautés de multinationales est grand, et il s’avère même plus fort que celui de la spécialisation sectorielle. À l’heure de la mondialisation des échanges économiques, où le capital semble sans patrie, cette prééminence de la nationalité des investisseurs rappelle que les acteurs économiques restent ancrés dans leurs territoires plus que dans leur domaine d’expertise, somme toute relatif pour les conglomérats internationaux de grande envergure.
Les économistes suisses ont également évalué le rôle joué par la finance dans la formation de ce réseau densément connecté. Si le secteur financier ne représente que 9 % des firmes et n’apparaît jamais en tête des secteurs d’activité des plus importantes communautés économiques, le secteur financier s’avère pourtant essentiel : il joue en effet un rôle cohésif très important, comme le montre le cas hypothétique d’un réseau dépourvu de firmes financières. Le réseau global est alors chamboulé, la plus importante communauté, dominée par les États-Unis, perdant à l’occasion deux tiers de ses liens internes et 75 % des liens dirigés vers la seconde communauté en taille, menée par le Royaume-Uni. L’interconnexion des communautés entre elles s’avère particulièrement dépendante du secteur financier, lequel joue un rôle de passerelle entre les différentes composantes de l’économie mondiale, plus chauvines qu’attendu.
Source : S. Vitali et S. Battiston, The Community Structure of the Global Corporate Network, arXiV, 14 janvier 2013.
Crédit photo : NASA.