Il y a environ 252 millions d’années, la vie sur Terre a failli prendre fin. En l’espace de 20 000 ans – une période assez brève à l’échelle géologique – plus de 95 % des espèces marines (comme les trilobites) et près de trois quart des vertébrés terrestres ont été rayées de la surface de la carte. Quelle succession d’événements ont pu ainsi provoquer la plus grande crise biotique qu’ait connu la Terre ? C’est la question à laquelle s’est attelée l’équipe de Daniel Rothman, au Massachusetts Institute of Technology (États-Unis), épaulée par Changqun Cao, paléobiologiste de l’Institut de géologie et de paléontologie de Nankin (Chine), peu satisfaits des différentes théories qui ont vu le jour à propos de « la mère de toutes les extinctions de masse », selon le paléobiologiste américain Douglas Erwin.
Pour mieux comprendre les causes de l’extinction permienne, ainsi baptisée car marquant la fin de l’ère géologique du Permien (et le début du Trias), les chercheurs se sont envolés à Meishan, situé dans la province du Sichuan, au centre-ouest de la Chine. Leur objectif : analyser les roches de cette région, qui constituent pour les géologues le stratotype (c’est-à-dire l’affleurement-type) de la limite permo-triasique. Daniel Rothman et ses collègues se sont particulièrement intéressés à l’analyse du carbone contenu dans ces roches, laquelle indique une forte instabilité au moment de la transition Permien-Trias. Faut-il voir dans ce déséquilibre du cycle du carbone la trace d’événements volcaniques majeurs qui ont eu lieu à cette époque en Sibérie, et qui seraient responsables de l’extinction permienne selon une étude canadienne publiée en 2011 ?
L’analyse des chercheurs américains s’appuie sur une grandeur nommée composition isotopique du carbone, qui renseigne sur la proportion relative de deux isotopes du carbone, les carbone 12 et carbone 13. Cet indicateur est utilisé par les géologues pour mesurer les perturbations environnementales modifiant le cycle du carbone, chaque flux de carbone entre les différents réservoirs (biosphère, atmosphère, lithosphère et hydrosphère) ayant une signature isotopique particulière. Si la composition isotopique du carbone organique (contenu dans la biosphère ou dans les carburants fossiles) fluctue dans les milliers d’années qui précèdent la catastrophe biotique, celle du carbone inorganique (comme le CO2 atmosphérique ou le carbone contenu dans les calcaires) chute rapidement. Cette brusque variation de la composition isotopique du carbone inorganique est synonyme, selon les modèles mathématiques mis au point par les chercheurs américains, d’une croissance super-exponentielle (autant dire, particulièrement rapide) de la masse du réservoir marin de carbone inorganique. Comment expliquer ce stockage massif et rapide de carbone inorganique dans les océans ? Pas par une éruption volcanique massive, pour Daniel Rothman : si le CO2 relargué par l’éruption aurait bien pu être absorbé par les océans, cette absorption aurait dû ralentir au fur et à mesure de l’acidification des océans qui en découle, débouchant alors sur une croissance de plus en plus lente du réservoir marin de carbone inorganique. Or l’analyse des roches chinoises indique une phase d’accélération du stockage marin de carbone inorganique…
L’archée qui dégaze du méthane à tout va
Les chercheurs ont donc dessiné une nouvelle hypothèse : “la perturbation résulterait de l’émergence d’un nouveau régime d’activité métabolique microbienne”. Un microbe, responsable d’un déséquilibre de grande ampleur du cycle du carbone ? Pour valider cette hypothèse, il faut rassembler plusieurs éléments. Tout d’abord, un large réservoir de carbone organique métabolisable : selon les calculs, les milliers de gigatonnes de carbone organique nécessaires auraient été disponibles dans les sédiments et la tourbe accumulés à l’époque. Ensuite, un microbe capable de métaboliser ces réserves gigantesques de carbone organique : un bon candidat est l’archée méthanogène du genre Methanosarcina, dont le métabolisme s’avère particulièrement efficace d’un point de vue énergétique pour transformer l’acide acétique en méthane. Une récente étude publiée en 2008 indiquait que l’archée a acquis ce mécanisme de méthanogenèse en “héritant” d’une partie du patrimoine génétique d’une bactérie de la classe des Clostridia (les généticiens parlent de transfert horizontal de gène). D’après les analyses phylogénétiques conduites par l’équipe de Daniel Rothman, ce transfert serait survenu sur une période comprise entre 200 et 280 millions d’années : l’archée aurait ainsi “appris” à produire en grande quantité du méthane au moment de l’extinction permienne ! Et ces “montagnes” (gazeuses) de carbone organique auraient ensuite été oxydées en CO2 inorganique, ultimement dissous dans les océans et piégé sous forme de calcaires dans les sédiments marins.
Reste toutefois un problème : la méthanogenèse opérée par l’archée repose sur un cofacteur composé de nickel. Des ressources limitées en nickel pourraient mettre à mal l’hypothèse d’une explosion de la population d’archées ayant décuplé la production de méthane. C’est là que l’éruption volcanique massive survenue en Sibérie à cette même période, rejetée comme cause primaire du déséquilibre du cycle du carbone, refait surface. Cette éruption a en effet fourni des quantités considérables de nickel, comme en attestent les trapps de Sibérie qui représentent les plus grands gisements du monde. Le volcanisme massif qui a précédé l’extinction permienne a ainsi posé les conditions favorables pour que Methanosarcina dégaze en grande quantité son méthane et change la face du globe.
Ainsi, pour Daniel Rothman, « un simple transfert horizontal de gène a été à l’origine de changements biogéochimiques, un volcanisme massif a servi de catalyseur, et l’expansion de Methanosarcina qui en a résulté a perturbé les niveaux de CO2 ». Si l’acquisition du métabolisme méthanogène par l’archée semble responsable des perturbations du cycle du carbone qui ont précédé l’extinction permienne, reste à relier la production massive de méthane à la destruction quasi totale de la biosphère : l’oxydation du méthane aurait pu se traduire par un relargage important de sulfure d’hydrogène, très toxique, mais aussi par la production de CO2 responsable de l’anoxie et de l’acidification des océans. Si certaines pièces du puzzle manquent encore, une chose semble certaine : un minuscule microbe a remodelé le système Terre.
Source : D.H. Rothman et al., Methanogenic burst in the end-Permian carbon cycle, PNAS, 1er avril 2014.
Crédit photo : Kevin Walsh – Flickr (CC BY-NC 2.0) ; MicrobeWiki – Everly Conway de Macario and Alberto J. L. Macarioenome.