Le choléra figure parmi la liste des pandémies qui, comme par le passé la peste noire, ont frappé la population mondiale. Aujourd’hui endémique dans certaines régions du globe, cette infection entérique contagieuse, due à la bactérie Vibrio cholerae (ou bacille virgule), touche chaque année, d’après des estimations publiées par l’Organisation mondiale de la santé, entre 3 et 5 millions de personnes, provoquant 100 000 à 120 000 décès. Une équipe de chercheurs américains, en collaboration avec le Centre International de Recherche contre les maladies diarrhéiques, Bangladesh (ICDDR, B), auquel participe Mohammad Yunus, lauréat du prix Nobel de la Paix en 2006, s’est intéressé à la propagation de la maladie dans la mégalopole bangladaise de Dacca. Si des critères locaux, comme la politique d’hygiène, et l’accès à l’eau, ont un impact sur la diffusion de l’infection, il a été montré que des phénomènes climatiques de plus grande ampleur, comme le courant El Niño, influent sur la dynamique endémique. Dans un article publié dans la revue PNAS, les chercheurs ont taché de répondre à une question d’importance cruciale pour les habitants de la capitale du Bangladesh : « Peut-on combiner les données à ces deux échelles pour obtenir un système d’alerte précoce du choléra ?« 

Entre 1995 et 2008, les services sanitaires de Dacca ont dénombré environ 110 000 cas chaque année, une moyenne qui a été largement dépassée lors des épisodes majeurs de 2007 et surtout de l’automne 1998, la prévalence atteignant alors des proportions historiques, avec 40,7 cas pour 10 000 habitants. Tout au long de cette période, chaque thana (district administratif de la capitale) a été classé parmi trois catégories : pas d’infection, épidémie modérée ou sévère. Analysant ces données mensuelles, les épidémiologistes ont fait une première constatation (illustrée par ce film) : bien que l’agglomération ne s’étende que sur 160 km² (une fois et demie la taille de Paris intra muros), elle n’est pas atteinte de façon homogène par l’infection. Ainsi, les sept thanas de la périphérie, plus modernes, sont moins touchés par le choléra que les 14 districts du cœur historique de la ville, les plus denses, les plus dépendants du réseau d’eau municipal et principalement constitués de maisons de fortune appelées jhupri. La prise en compte des phénomènes climatiques de grande échelle permet-elle de comprendre ces variations locales ?

Prévoir la propagation du choléra

Les prévisions du modèle (les valeurs mensuelles en bleu, dans l’intervalle d’incertitude en jaune) suivent de près les données réelles (indiquées par la courbe noire).

Les chercheurs ont développé un modèle probabiliste de la propagation du choléra à partir d’un thana infecté. L’algorithme repose sur une chaîne de Markov, un processus aléatoire où le niveau d’infection de chaque thana au mois m ne dépend que de la situation au mois m-1. Celle-ci est caractérisée par un nombre limité de variables : la contamination du thana et des districts limitrophes, la saison et deux paramètres climatiques (le niveau d’inondation et les fluctuations d’El Niño). Les coefficients du modèle sont ajustés pour approcher au plus près les données recueillies, et reproduire par exemple la saisonnalité de l’endémie, laquelle connaît chaque année un pic en mai avant de décroître jusqu’en février.

Il apparaît que plus les inondations sont importantes, plus le milieu de la saison des moussons (vers le mois de juillet) connaîtra une poussée de l’épidémie de choléra, laquelle restera concentrée uniquement dans les quartiers centraux de Dacca. Quant à l’influence d’El Niño, le réchauffement des eaux du Pacifique se traduit dans un délai de 11 mois par une augmentation du nombre d’infections. En mesurant à l’instant t l’amplitude du phénomène El Niño, il serait donc possible d’établir une prévision à 11 mois de la sévérité de l’épidémie en déroulant, à partir des données récoltées, le processus de Markov décrit plus haut 11 fois de suite, et ce pour les 21 thanas de Dacca. Reproduite 10 000 fois, cette simulation aboutit alors à une probabilité robuste du risque épidémique à l’horizon d’une année ! Attention toutefois, si le modèle obtenu satisfait les chercheurs, ces derniers notent que les pics de contamination sont souvent sous-estimés : « Pour les mois où la prévalence est la plus élevée (25 % des mois les plus durs), [la sévérité de l’épidémie] a été sur-estimée dans 4,5 % des cas et sous-estimée dans 95,5 % des cas. » Le seuil de probabilité d’une épidémie sévère est donc ajusté en fonction.

En précisant la valeur du paramètre « inondation » dans le modèle en cours d’année, grâce au niveau de précipitations mesuré pendant la saison des moussons, la simulation se fera encore plus précise. Elle permettra de prédire plus finement le niveau épidémique à la fin des pluies, ce qui réduira cependant à environ deux mois la précocité de l’alerte donnée au système sanitaire de Dacca pour affronter l’afflux de patients dans les hôpitaux. 

Source : R. Reiner et al., Highly localized sensitivity to climate forcing drives endemic cholera in a megacity, PNAS, 23 janvier 2012.

Crédit photo : Somen (CC BY-SA 3.0).