Afin de détecter la présence de cellules cancéreuses, une équipe italo-allemande propose de se passer des services des anatomo-pathologistes, ces médecins spécialistes de l’analyse des tissus, et de les remplacer par des… mouches ! Pour cela, les chercheurs ont comparé les réponses du système olfactif de l’insecte aux odeurs produites par des cellules saines et malades grâce à une méthode originale, l’imagerie calcique.

Le cancer naît d’un dérèglement des cellules suite à l’accumulation de mutations génétiques : les cellules cancéreuses présentent ainsi un métabolisme différent des cellules saines. Cela se traduit notamment par la synthèse de certaines protéines en quantité anormale, lesquelles fournissent autant de biomarqueurs utiles pour diagnostiquer la maladie ou mesurer son évolution face aux traitements. Certains de ces biomarqueurs peuvent être détectés dans le sang, l’urine ou encore dans l’air expiré. Une récente étude italienne proposait ainsi d’analyser le souffle de patients pour y rechercher une série de composés organiques volatils (COV) : ils sont ainsi parvenus à déterminer la signature moléculaire du cancer colorectal, permettant de dresser grâce à un simple test respiratoire un diagnostic fiable. Cette analyse des COV est habituellement effectuée par chromatographie et spectrométrie de masse. Toutefois, certains chercheurs se sont tournés vers d’autres analyseurs d’odeurs : les animaux. Les chiens, déjà utilisés pour repérer explosifs ou stupéfiants, peuvent également être dressés pour dépister les tumeurs. En 1989, dans la très sérieuse revue médicale The Lancet, deux dermatologues du King’s College Hospital de Londres (Royaume-Uni) rapportèrent ainsi le cas d’une patiente, alertée par l’attention soutenue de son chien pour un grain de beauté situé sur sa jambe : cette lésion qui intriguait son fidèle compagnon était un mélanome, un cancer de la peau agressif ! Depuis, les médecins ont montré que les chiens étaient notamment capables de dépister les cancers de la vessie, de la prostate, ou encore de l’ovaire.

Dessine-moi un électroantennogramme

Les sensilles (en vert) tapissent l’antenne de la mouche : elles abritent un grand nombre de neurones récepteurs olfactifs.

Cette fois-ci, les chercheurs ont privilégié un plus petit animal : la mouche du vinaigre (Drosophila melanogaster). Mais si un chien peut aboyer lorsqu’il renifle une tumeur, comment interpréter les réactions d’une mouche face à différentes odeurs ? En mesurant directement l’activité des neurones récepteurs olfactifs présents sur l’antenne de la mouche. Fruit d’une collaboration entre l’équipe de Giovanni Galizia à l’université de Constance (Allemagne) et celle menée par Corrado Di Natale à l’université de Rome « Tor Vergata » (Italie), ces travaux se sont appuyés sur la méthode dite d’imagerie calcique. Cette technique repose sur l’observation de la circulation des ions calcium Ca2+ ‒ connue depuis 1957 pour être impliquée dans la transmission du message nerveux ‒ grâce à des sondes fluorescentes sensibles à la présence de ces ions : la stimulation de l’antenne par un VOC va activer une chaîne de réactions au niveau cellulaire et engendrer un message nerveux qui, par l’intermédiaire d’un flux de calcium, va circuler jusqu’au cerveau de la mouche. À la différence des mesures électrophysiologiques qui ne sont réalisées que sur une seule sensille isolée de l’antenne, l’imagerie calcique concerne l’ensemble de l’appareil olfactif. Elle permet ainsi de dresser ce que les neurobiologistes appellent un électroantennogramme, c’est-à-dire une carte indiquant l’activité électrique de tous les neurones récepteurs olfactifs, qui ne répondent pas de la même façon à chaque stimulus odorant.

Les chercheurs ont analysé les variations de l’électroantennogramme en réponse à plusieurs odeurs : des cellules saines et d’autres prélevés sur plusieurs cancers (pour être exact, les mouches sentaient une vaporisation du milieu de culture dans lequel les cellules étaient cultivées pendant plusieurs jours), un milieu de culture propre (ce qu’on appelle le « blanc ») et deux solutions inodores (du butanol ou du diazote). Chaque odeur engendrait un motif d’activation particulier des neurones récepteurs olfactifs constituant l’antenne : ce motif faisait nettement apparaître 15 clusters, des zones de l’antenne regroupant des neurones s’activant en parallèle. Cette cartographie sensorielle de l’antenne est conservée d’un spécimen à l’autre. Une analyse multivariée de l’activation des différents clusters permet alors de distinguer les différents échantillons.

Si la technique s’avère suffisamment sensible pour distinguer sans ambiguïté les cellules saines des cinq échantillons tumoraux, elle ne parvient qu’à séparer ces cinq cancers en deux sous-groupes distincts. Le « nez » de la mouche s’avère ainsi assez sensible pour discriminer la fragrance singulière du cancer, mais pas encore suffisamment affuté pour déterminer la nature précise de la lésion. Prochaine étape pour l’équipe italo-allemande : intégrer les récepteurs olfactifs de la drosophile dans des systèmes artificiels dits de nez électroniques.

Source : M. Strauch et al., More than apples and oranges – Detecting cancer with a fruit fly’s antenna, Scientific Reports, 6 janvier 2014.

Crédit photo : Wellcome images – Flickr (CC BY-NC-ND 2.0) ; ZEISS Microscopy – Flickr (CC BY-NC-ND 2.0).