Loin de nos penchants individualistes, de nombreux animaux se déplacent en bande, et manifestent à cette occasion de curieux phénomènes de groupe qui font la joie des physiciens statisticiens. De nombreuses équipes s’intéressent qui aux impressionnantes nuées de pigeons qui se forment dans le ciel de Rome, qui aux bancs de poissons, tels que les montre le dessin animé Le Monde de Nemo, qui aux troupeaux de moutons ou, à défaut, à d’artificiels homologues millimétriques. Ces mouvements collectifs ne sont cependant pas l’apanage des animaux, et les humains, lorsqu’ils se déplacent, font émerger de la même façon des motifs étonnants, au cœur des recherches de plusieurs équipes, françaises notamment. Alors que le Centre de recherches sur la cognition animale basé à Toulouse a mis en évidence certains phénomènes intrigants des foules de piétons traversant une rue commerçante (pour en savoir plus, n’hésitez pas à consulter le site de Mehdi Moussaid), des physiciens français de l’université Paris-Sud et de l’INRIA se sont récemment intéressés aux mouvements collectifs de piétons dans une configuration plus épurée : une simple file indienne. Cette bête marche à la queue leu-leu révèle que notre locomotion n’est pas si fluide qu’on pourrait le penser.

Ces travaux se sont appuyés sur des données obtenues en laboratoire, en faisant défiler des volontaires dans un « manège » circulaire, toute communication orale étant interdite entre les piétons. Chaque marcheur était équipé de capteurs (sur les épaules et le haut de la tête) pour suivre ses déplacements dans le temps. À partir des données ainsi récoltées, les chercheurs ont ainsi pu tracer ce qu’ils appellent le « diagramme fondamental » reliant la vitesse de la file à sa densité (inversement proportionnelle à la distance séparant deux piétons). Ils ont ainsi retrouvé un résultat connu, et intuitif : plus la file est compacte, plus la vitesse diminue. Mais comment ce passage d’une file calme et rapide à un mouvement ralenti car bouché s’effectue ?

Des différences culturelles dans le rythme des files

Le trafic piéton se répartit en trois régimes selon la distance séparant chaque individu dans la file indienne.

En passant des valeurs moyennes, mesurées sur l’ensemble du groupe, à des grandeurs individuelles estimées pour chaque piéton, les chercheurs ont pu mettre en évidence que cette tendance à la décélération n’est pas continue, mais qu’elle subit deux transitions, à faible et grande densités. Il semble ainsi exister trois états du piéton évoluant en file indienne :

  • un état dit libre, dans lequel chaque piéton évolue indépendamment, à sa propre vitesse : il est accessible lorsque chaque piéton est distant d’au moins trois mètres de la personne qui le précède, ce qui lui permet de se déplacer rapidement, sans entrave face à lui ;
  • un état faiblement contraint : les piétons, se rapprochant (de 3 m à environ 1,1 m), ralentissent modérément, leur vitesse restant voisine de 1 m/s ;
  • enfin, un état fortement contraint (qui apparaît à gauche du graphique, pour les vitesses les plus faibles) qui correspond aux files les plus denses, dans lesquelles les piétons, très proches les uns des autres, doivent adapter leur vitesse à la densité locale du trafic piétonnier, jusqu’à l’arrêt quasi complet et l’apparition de mouvements en accordéon.

Il n’y a donc pas de transition « douce » entre un trafic fluide, où chaque piéton évolue librement, et un trafic congestionné et fortement ralenti. Il est toutefois intéressant de noter que des différences émergent par rapport à des expériences similaires effectuées dans d’autres pays, en Allemagne et en Inde. Par exemple, les Français marchent sensiblement plus vite que les Allemands. La distance minimale entre deux piétons est plus faible pour nos congénères indiens, qui semblent accepter plus facilement la congestion du trafic piéton, alors que les Français sont ceux dont le temps d’adaptation au trafic (évalué par la pente de l’état fortement contraint) est le plus faible : nous réagissons aux embouteillages en « freinant » plus fortement que nos voisins. Cependant, comme le rapportent les auteurs, « ces différences culturelles sont faibles, et dans les trois pays considérés, la vitesse varie de façon linéaire avec la distance inter-piéton lorsque celle-ci est inférieure à 1 mètre« . Des propriétés universelles émergent donc dans le mouvement des foules piétonnes : elles pourront servir à la modélisation du trafic pédestre, pour prévoir notamment l’évacuation de lieux publics.

Source : A. Jelić et al., Properties of pedestrians walking in line – Fundamental diagrams, arXiV, 23 mars 2012.