L’homme a sans débat possible imposé sa marque sur son environnement. Ainsi, certains scientifiques ont même proposé lors du dernier Congrès international de géologie en août 2012 à Brisbane (Australie) de parler d’une nouvelle ère géologique, l’Anthropocène, suivant les propos du météorologue néerlandais Paul Josef Crutzen, Prix Nobel de chimie en 1995. Une étude publiée dans la revue Science en 1997 estimait ainsi qu’entre un tiers et la moitié de la surface terrestre avait été modifiée par l’activité humaine, que ce soit par l’agriculture ou l’extension des zones denses, ou encore qu’un quart des espèces d’oiseaux avaient disparu de notre fait. Des chercheurs de l’université de Klagenfurt (Autriche), conduits par Fridolin Krausmann, ont tenté de chiffrer le prélèvement humain sur les ressources naturelles de biomasse, forêts, champs et prairies confondues. Celui-ci aurait doublé au cours du siècle écoulé, marquant toutefois un rythme plus contenu que la hausse de la population mondiale qui a quadruplé pendant la même période. Cet impact toujours plus important menace-t-il à moyen terme l’équilibre de notre biosphère ?
L’équipe de l’Institut d’écologie sociale basé à Vienne a défini ce qu’ils appellent l’appropriation humaine de la production primaire nette (notée par la suite AHPPN). Cette grandeur évalue l’impact de l’homme sur la ressource carbonée contenue dans la biomasse, soit par modification de l’utilisation des sols (par exemple, une forêt abattue pour faire place à des pâturages renfermant moins de matière végétale) soit par prélèvement direct par l’agriculture (sans oublier les feux de forêts causés par l’homme). L’AHPPN peut être rapportée à la production primaire nette potentielle (NPP0), une valeur théorique correspondant à l’énergie accumulée dans la biomasse sur une hypothétique planète Terre qui n’aurait pas subi les dégâts d’Homo sapiens. Dans une première étude publiée en 2007, Fridolin Krausmann et ses collègues avaient ainsi évalué l’impact local de l’activité humaine, la quasi-totalité du globe présentant un ratio AHPPN/NPP0 positif qui atteste d’un accaparement d’une partie de la ressource biologique.
Une utilisation de plus en plus importante de la biomasse
Cette fois-ci, les chercheurs ont voulu étudier l’évolution de cette appropriation des ressources naturelles sur la période 1910-2005. L’AHPPN globale a cru de 116 % en à peine 100 ans, culminant à 14,8 milliards de tonnes de carbone en 2005, soit 25 % de la production primaire potentielle contre seulement 13 % en 1910. Cette forte augmentation reste toutefois plus lente que celle de la population mondiale (+ 274 %) ou du PIB planétaire (+ 1 655 % !). En valeurs relatives, chaque individu a ainsi diminué son prélèvement de biomasse, aujourd’hui estimé à 2,3 tonnes de carbone par an et par personne. Comment expliquer cette baisse, intervenue principalement à partir des années 1950 ? Les hommes ne sont pas devenus moins énergivores. En effet, la consommation de biomasse par habitant est restée globalement constante sur la période : la hausse de la demande alimentaire par personne, qui a suivi celle du niveau de vie, a été compensée par une baisse de la demande en bioénergie, stockée dans la biomasse. Si l’on pense rapidement à la substitution du bois de chauffage par les énergies fossiles, les chercheurs évoquent également l’abandon des animaux de trait au profit des machines agricoles motorisées. Ainsi, ils précisent que “en 1950 en Autriche, entre 15 et 20 % des terres agricoles et de la biomasse servaient à nourrir les animaux de trait” !
La baisse relative de l’AHPPN par personne est donc due à une plus grande efficacité du prélèvement de la biomasse (même s’il reste des progrès à accomplir dans l’utilisation des résidus agricoles). L’augmentation des rendements, grâce à une meilleure irrigation et un usage industrialisé des engrais, a permis de limiter le poids négatif de la conversion des terres, alors que la surface cultivée passait de 7 à 13 millions de km² entre 1910 et 2005. Ces dynamiques divergent toutefois d’un continent à l’autre : l’Asie se distingue par une AHPPN par habitant faible (grâce à une faible consommation de viande d’élevage et une agriculture à fort rendement), quand l’Amérique latine figure en haut du classement, à cause de ses grands pâturages, principalement destinés à l’exportation.
Les chercheurs autrichiens se sont enfin livrés à un exercice prospectif en établissant cinq scénarios, basés sur les projections de croissance de l’OCDE et des Nations Unies. Pour les trois scénarios poursuivant les tendances actuelles concernant l’utilisation de la ressource naturelle, la hausse de l’AHPPN serait modérée, atteignant 27 à 29 % d’ici 2050. En revanche, deux autres hypothèses se font plus menaçantes par l’introduction d’une nouvelle donnée : une utilisation massive de la ressource carbonée pour la convertir en énergie, suivant les préconisations du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) visant à limiter les émissions de gaz à effet de serre. La consommation de bioénergie, qui avoisine aujourd’hui les 50 exajoules (soit environ la moitié de la consommation énergétique des États-Unis), pourrait être multipliée par six d’ici 2050, ce qui entraînerait une augmentation importante du prélèvement humain sur la biomasse, jusqu’à 44 % de la ressource potentielle. L’impact de l’homme sur la biosphère atteindrait alors des niveaux inégalés, qui pourraient avoir des conséquences irréversibles sur l’équilibre écologique de la planète : érosion et lessivage des sols, perte de biodiversité, etc. Gare à ne pas surexploiter la Terre nourricière.
Pour continuer le débat : L’avenir de l’agriculture peut-il être durable ?, perspectives sur l’évolution de la demande agricole et ses impacts écologiques.
Source : F. Krausmann et al., Global human appropriation of net primary production doubled in the 20th century, PNAS, 3 juin 2013.
Crédit photo : Henrik Johansson – Flickr (CC BY-NC 2.0).