Heureusement qu’il n’a pas de libido débordante. Coincé sur son rocher balayé par les vagues de l’océan, le cirripède, un petit animal hermaphrodite appartenant à la classe des crustacés, ne peut se déplacer pour aller à la rencontre d’un partenaire avec lequel s’accoupler afin d’assurer sa descendance. La plupart des membres de cette famille peuvent heureusement compter sur leur pénis de remarquable dimension pour aller explorer les environs et ainsi déposer leur semence dans la cavité d’un congénère, où les œufs fécondés seront alors incubés. Charles Darwin s’était extasié en 1851 devant la longueur exceptionnelle de leur attribut : jusqu’à 8 fois la taille du spécimen, soit le record toutes catégories du règne animal !
Le malheureux pouce-pied du Pacifique nord-est (Pollicipes polymerus) n’a pas la chance de posséder un organe aussi imposant que d’autres espèces de cirripèdes : son pénis en pleine extension ne représente que 0,7 fois sa taille (environ 1,5 centimètre) quand son cousin Balanus glandula peut “couvrir” grâce à son appendice un périmètre représentant plus de trois fois sa taille. La faiblesse anatomique du pouce-pied canadien semble condamner les spécimens isolés à une vie sans filiation. Pourtant, des zoologistes ont déjà observé dans pareille situation des crustacés portant des embryons. Faut-il y voir la preuve d’une auto-fertilisation ? Cette hypothèse, qui a la vie dure, n’a jamais été vérifiée chez des cirripèdes étudiés en laboratoire. Une jeune doctorante canadienne, Marjan Barazandeh, propose avec ses collègues de l’université de l’Alberta (Canada) une méthode inédite de fécondation, qui avait échappé à la sagacité du père de la théorie de l’évolution, malgré les huit années passées à l’étude de ces crustacés fascinants : l’animal relarguerait son sperme dans l’eau, s’en remettant par la suite à la marée pour porter ses gamètes jusqu’à ses congénères.
Les carcinologistes (les spécialistes des crustacés) canadiens, convaincus qu’il fallait écarter définitivement l’hypothèse de l’auto-fertilisation, se retrouvaient avec la seule possibilité de la pseudo-copulation, selon laquelle “pour copuler, un cirripède doit avoir au moins un voisin à portée de pénis“. Ils ont alors étudié des spécimens vivants, pêchés sur les côtés des îles d’Helby et de Seppings, dont certains étaient isolés, c’est-à-dire hors de portée du pénis d’un autre pouce-pied. Ils ont compté les éventuels embryons présents dans chaque cavité, et utilisé un test de paternité génétique pour déterminer la filiation des crustacés.
“Je sens monter la vague” (N. Sarkozy, 7 avril 2012)
Dans l’épuisette des zoologistes canadiens, 37 spécimens isolés portaient des embryons ainsi que 34 paires à l’écart d’une colonie, où la filiation paraissait évidente. Le test génétique consistait à rechercher dans 16 régions du patrimoine génétique appelés loci les traces de mutations ponctuelles présentes à la fois chez le “père” et l’embryon, attestant ainsi d’une transmission héréditaire d’une particularité génétique. Parmi les 37 “parents isolés”, aucun n’a transmis ses mutations aux embryons qu’il incube : l’hypothèse d’auto-fertilisation est donc bien caduque. De façon plus étonnante, parmi les couples isolés, un quart des “enfants” présentait un patrimoine génétique qui ne provenait d’aucun des deux spécimens adultes. Une seule explication : les embryons “de parent inconnu” étaient issus d’un sperme exogène… Les cirripèdes pratiqueraient-ils la gestation pour autrui (GPA) ?
Pour Marjan Barazandeh et ses collègues, “Pollicipes polymerus semble capable d’obtenir du sperme provenant de l’eau environnante et ceci même lorsqu’un partenaire voisin est disponible“. Ce mode de reproduction, bien connu chez certains invertébrés marins fixes comme les éponges, n’avait jamais été observé chez une espèce de crustacé. Reste que pour capturer du sperme, faut-il encore qu’il ait été préalablement libéré dans l’eau. Pour les zoologistes canadiens, plusieurs hypothèses sont possibles : une “fuite” de sperme à marée basse, une éjection active lorsque l’animal est totalement immergé, ou encore le fait que la cavité du pouce-pied laisse échapper la semence déposée lors d’une copulation directe. Bref, la sexualité des crustacés est encore loin d’être un chapitre clos pour cette équipe de chercheurs dévoués.
Source : M. Barazandeh et al., Something Darwin didn’t know about barnacles: spermcast mating in a common stalked species, Proceedings of the Royal Society B, 16 janvier 2013.
Crédit photo : Minette Layne – Flickr (CC BY-SA 2.0) ; University of Alberta – ScienceDaily.