Avec un marché mondial estimé à plus de 45 milliards de dollars pour l’année 2018 et une flotte représentant 500 000 lits, soit 2,5 % de la capacité hôtelière de la planète selon une étude de KPMG, les croisières s’imposent sur toutes les mers du globe, comme la pandémie actuelle nous l’a rappelé avec l’épisode du Diamond Princess. Toutes, y compris les terres lointaines et hostiles de l’Antarctique : une rapide requête sur un moteur de recherche renvoie plus de 300 000 réponses pour « croisière Antarctique » ! En effet, les routes maritimes vers le continent austral sont de plus en plus empruntées. Une étude britannique publiée dans Global Change Biology en 2019 estimait qu’environ 180 navires avaient navigué vers l’Antarctique l’année précédente, contre seulement 30 en 1960, les navires de croisière représentant aujourd’hui plus de la moitié de ce trafic maritime. Parmi les nombreuses conséquences de cette ruée vers l’or blanc, la possible contamination d’un écosystème unique, comme l’illustre aujourd’hui une équipe chilienne partie en expédition sur les îles Shetland du Sud, à la pêche aux moules…

Les chercheurs ont en effet trouvé, dans les cavités d’une éponge, une quarantaine de petites moules adultes de 2 mm. Une analyse phylogénétique a permis d’identifier l’origine la plus probable de ces moules : le Sud de la Patagonie. Les chercheurs ont ainsi rapidement incriminé les navires qui descendent du détroit de Magellan vers l’Antarctique (ils représentent la majorité du trafic à destination des îles du Shetland Sud). En effet, il apparaît impossible que les mollusques aient fait le trajet seules : outre les plus de 1 000 km qui séparent la Patagonie de cette région australe, les moules auraient du franchir la convergence antarctique, aussi appelée front polaire, une bande d’une quarantaine de kilomètres de large qui séparent les eaux froides antarctiques des eaux plus chaudes au nord. Cette barrière thermique assure depuis plus de 5 millions d’années la protection d’un écosystème austral bien particulier, aujourd’hui menacé.

Premier acte d’un bouleversement de l’écosystème marin ?

Entre le détroit de Magellan et les piles du Shetland Sud, la route maritime la plus fréquentée et des écarts de températures marqués.

Ainsi, l’un des 61 navires qui ont mouillé dans la baie Fildes entre 2017 et 2019 (pour un total de plus de 230 passages) a probablement emporté, accrochées à sa coque, des moules adultes qui ont pris attache en Antarctique. Ce qui alerte les chercheurs chiliens est que les moules colonisatrices semblent avoir réussi à accomplir plusieurs phases du cycle de vie normal d’un mollusque : développement des larves, métamorphose, croissance des jeunes moules adultes… Et ce malgré, les températures glaciales des eaux de la baie Fildes, qui oscillent entre -2°C et +2°C, soit 7 à 8 degrés de moins qu’au niveau du détroit de Magellan (même si celles-ci peuvent de façon ponctuelle descendre en-dessous de zéro).

Reste à connaître la survie de ces colons à long terme : les chercheurs, de retour sur le terrain pendant l’été austral 2020, pourront constater si l’invasion de moules a été durable. En effet, de telles invasions de moules ont connu des succès contrastés : échec d’une invasion de moules transportées par un navire militaire à Pearl Harbor (États-Unis) en 1998 mais succès sur l’archipel norvégien de Svargard en 2014. Il est en effet possible que la colonie soit trop fragile pour survivre : l’effet Allee prédit qu’une faible population a plus de difficultés à croître, ce qui peut être le cas pour les moules qui doivent se fertiliser et survivre à une période larvaire assez longue avant d’entrer dans l’âge adulte et croître.

Mais vous me direz, « des moules en Antarctique, la belle affaire ! » Pour les chercheurs chiliens, cet événement doit être compris comme « un aperçu d’invasions futures : le vecteur a été identifié, les routes décrites et au moins un filtre environnemental a échoué« . L’augmentation constante du trafic maritime vers l’Antarctique et la hausse des températures rend plus probable l’arrivée d’espèces exogènes dans un écosystème unique, déjà directement menacé par le réchauffement climatique qui fragilise aussi les espèces endémiques. L’arrivée de ces moules millimétriques, aujourd’hui calfeutrées dans les replis d’une éponge, pourrait être le prodrome d’un changement plus profond de l’Antarctique, dernier sanctuaire protégé de l’activité humaine.

Source : L. Cárdenas, J.-C. Leclerc et al., First mussel settlement observed in Antarctica reveals the potential for future invasions, Scientific Reports, 26 mars 2020.

Crédit photo : LBM1948 – Wikimedia Commons (CC BY-SA 4.0).